Puisque des politiques se mêlent de littérature jeunesse, qu’il soit permis à une libraire de se mêler de politique !

  • Publication publiée :17 février 2014
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[En lieu et place du « livre du jour » habituellement présenté dans cette rubrique : un article d’Ariane Tapinos, publié sur le blog de sa librairie Comptines à Bordeaux, à propos des des livres qui mettraient en danger l’identité sexuelle des enfants… livres pour beaucoup présentés, conseillés et défendus dans nos colonnes et dans nos librairies. Après son texte, le recensement de plusieurs réactions par la librairie La Courte Echelle ]

Que la droite extrême dans toutes ses obédiences fasse la chasse aux livres qui présentent et défendent une vision du monde différente de la sienne, rien de nouveau sous le soleil. Que des dirigeants de la droite classique lui emboitent le pas voilà qui est bien plus préoccupant. Que la gauche de gouvernement se couche devant l’agitation d’une minorité réactionnaire, voilà qui est affligeant.

Cette alliance de circonstance entre conservateurs et réactionnaires, scellée dans les cortèges des manifestations anti mariage pour tous, c’est à dire anti mariage homosexuel, habillement rebaptisées « manif pour tous », est d’une autre nature que les éructations récurrentes de quelques groupuscules fachisants.

Laissons de côté le calcul politicien périlleux et à courte vue, de ces barrons du conservatisme qui courent derrière les chefs de file de ces mouvements relookés jeunes et branchés, façon Bob Roberts*, et intéressons nous plutôt au sens de cet affolement idéologique.

Pourquoi tant de polémiques (et beaucoup d’âneries) autour d’un concept, à l’heure où le genre, qui est utilisé en sciences sociales depuis des décennies, s’invite dans notre quotidien ? C’est que le genre, qui rappelons-le encore et encore n’est en rien une théorie, interroge les rôles des femmes et des hommes dans le monde et se faisant contribue à rendre visible la domination masculine.


Oui nous vivons dans un monde – même en Europe occidentale où les femmes ont les mêmes droits que les hommes – dominé par les hommes.

Un monde dans lequel on nous fait croire depuis des siècles que les rôles sociaux seraient déterminés par le sexe. Cette mise en lumière bouleverse les assises des tenants d’un ordre social dans lequel à chaque sexe correspondrait, immuablement, une manière d’être au monde. Or si ce n’est pas le cas, si nous sommes capables de voir la distance entre le sexe et le genre, entre le sexe anatomique et le sexe social, alors nous faisons un grand pas vers l’égalité. Une égalité qui n’a rien à voir avec l’indifférenciation mais s’appuie sur la possibilité de faire des choix. Et c’est contre cette égalité que se dressent les contempteurs du genre. Il y a ceux qui assument souhaiter une société inégalitaire et ceux qui trouvent là l’occasion de défendre leur place forte sans afficher la couleur qui ferait… mauvais genre.

Il suffit de regarder autour de soi pour voir combien les familles et les individus d’aujourd’hui démentent l’existence d’un modèle unique : familles monoparentales, recomposées, de parents de même sexe, femmes qui travaillent, hommes au chômage…

Alors que l’école se préoccupe d’égalité des sexes et que la littérature jeunesse se fasse le reflet de la société qui la produit, voilà qui est heureux. 

Et que Monsieur Copé se rassure, la littérature jeunesse est dans sa grande majorité (surtout si on tient compte des chiffres de ventes) largement conservatrice en matière de mœurs comme en tout autre. Dans les livres d’images, nombreuses sont encore les mamans qui cuisinent, avec leur petit tablier à volant, pendant que les papas lisent le journal. Plus nombreux encore sont les petits garçons autorisés à conduire toutes sortes de véhicules, à faire des cabanes, à se prendre pour des pirates et à patauger dans la boue pendant que les petites filles sont incitées à se préoccuper de leur apparence, de leurs copines, des travaux d’intérieur (cuisine et autre do-it-yourself).

Heureusement qu’il existe cependant des livres à l’image de la diversité du monde. Ces livres nous, libraires indépendants spécialisées jeunesse, les lisons, nous les choisissons, nous les défendons, tout comme les auteurs, les illustrateurs, les éditeurs, qui au fil de leurs créations, construisent une véritable littérature. Une littérature qui mériterait d’être considérée pour ses qualités comme mérite d’être respectée l’intelligence des enfants à qui elle est destinée.

Ariane Tapinos, librairie Comptines, Bordeaux

*Bob Roberts est un film de Tim Robbins (1992) qui met en scène un candidat au Sénat américain ultra réactionnaire mais qui utilise les moyens de la chanson protestataire (donc de gauche) pour faire campagne.


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Poils hérissés – par la librairie La Courte Echelle de Rennes

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Tous à poil !, Claire Franek et Marc Deniau – Editions Le Rouergue, 2011 – 15,10€
Ces derniers jours, il a soufflé sur la littérature jeunesse et le livre en général une authentique tempête. Face à la mise à l’index de l’album Tous à poil par un homme politique un peu connu, des voix fortes se sont élevées. Parallèlement, les bibliothécaires de France ont réagi contre les pressions les incitant à retirer des ouvrages de leurs rayons.
A La Courte Échelle, nos poils se sont également hérissés. C’est pourquoi nous sélectionnons et partageons les réactions de la semaine (liste non-exhaustive). Notre façon de dire notre malaise et notre attachement à la diversité, à la liberté et à la créativité. 
Marc Daniau, auteur de Tous à poils
« Notre livre a été écrit pour être drôle et les enfants ne s’y trompent pas. Nous y montrons la vie telle qu’elle est et eux n’ont aucun problème avec ça, ce sont les adultes qui émettent certaines réserves. Nous le comprenons mais il ne faut pas s’arrêter de créer, de proposer pour autant. Si l’on ne peut pas parler de la vie via la culture, à quoi bon ? »
10 février 2014, Nouvel Obs
Sylvie Gracia, éditrice de Tous à poils (Le Rouergue)
« Que l’on pointe du doigt certains livres jeunesse aujourd’hui parce qu’ils parlent du corps, parce qu’ils parlent de la nudité, parce qu’ils parlent du caca, parce qu’ils parlent des différences entre filles et garçons, sincèrement, ça nous laisse pantois. »
10 février 2014, site Les histoires sans fin
Claude Ponti, auteur et illustrateur
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« Les enfants méritent le meilleur de nous.
Pas l’à-peu-près, pas la manipulation ou l’utilisation,
jamais l’ignorance, l’hypocrisie ou l’incompétence. »
11 février 2014, page Facebook de l’auteur
Association des Librairies Spécialisées Jeunesse
« Les livres de littérature de jeunesse sont écrits et illustrés par des auteurs et des créateurs professionnels qui ont l’ambition de faire rêver, rire et titiller l’esprit et nos enfants. Nous aimons à croire que cette diversité les rendra justement plus critiques, et nous pouvons leur faire confiance pour qu’ils trouvent dans ce foisonnement leur propre voie. A chacun de décider ce qu’il aime ou n’aime pas dans sa liberté de choix. » 
12 février 2014, site Librairies Sorcières
Association des Bibliothécaires de France
« C’est le rôle des bibliothèques et des bibliothécaires que de proposer au public des livres pour toutes et tous et sur tous les sujets pour favoriser les débats, lutter contre les prescriptions idéologiques et donner aux enfants comme aux adultes les clés pour comprendre le monde dans lequel ils vivent. »
11 février 2014, site ABF
Aurélie Filipetti, ministre de la Culture et de la Communication
« Il est temps d’en appeler à Voltaire, à l’esprit des Lumières, pour dénoncer ces atteintes scandaleuses à la démocratie et à la liberté dans notre pays. La lecture est l’un des meilleurs outils de lutte contre les fanatismes, contre l’intolérance. »
10 février 2014, communiqué de presse
Claude Poissenot, sociologue et enseignant
« C’est à juste titre que les bibliothèques acquièrent des documents qui traitent de ces questions qui aideront les enfants à se construire. Car s’ils ne sont pas de la pâte à modeler, ils doivent construire la personne qu’ils sont et les livres offrent un formidable support pour cela. La bibliothèque est le lieu pluraliste de construction de la personne. »
13 février 2014, Livres-Hebdo
Oscar Wilde, écrivain
« L’appellation de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un livre est bien écrit ou mal écrit, et c’est tout. »