Quand bébé lit sur l’herbe du stade (de foot)

  • Publication publiée :20 juin 2014
  • Post category:Archives

Un terrain de football, au milieu d’un village: Canala, tribu de Nakéty, côte Est de la Nouvelle-Calédonie, à 170 km de la capitale Nouméa, à 22 000 km de la métropole dans l’hémisphère sud… Cases  traditionnelles au toit de paille et mur de torchis, cases tôles, modernes habitations à l’abri d’une haie de coléus. Je suis seule, elle m’avait dit : « Surtout, pense au geste » Je n’ai pas oublié les pièces de manou, tissu aux couleurs vives, accompagnant le geste coutumier. J’attends. C’est vraiment grand un terrain de foot vide ! Il fait chaud. Iöta  s’avance enfin vers nous, accepte le geste. Le terrain de football se remplit tout à coup. S’approchent alors, enfants, petits bébés aux bras des mamans, grands mères qui s’installent sous le faré, au lieu-dit des quatre banians.
Les arbres frémissent de tendresse lorsque résonne un chœur de voix enfantines. Les chants se mêlent aux racines aériennes, tressent une couronne magique au-dessus de nos têtes : … asa rè ka… Xai rö ?………….  gu ajia… ke nä xwi rè jè. C’est un air qui m’est familier. Mais quel est-il ? La réponse est là quelque part dans ma mémoire qui se dérobe… Mais oui ! Mais oui ! Ça y est ! « Loup y es-tu , que fais-tu … », en langue du pays xârâcùù ! Sur les nattes les tout-petits, le regard brillant, savourent par avance, l’instant où le  loup va surgir du bois et les dévorer.  Marie-Adèle Jorédié pousse alors le  cri  tant attendu : gu ajiaaaaaaaaaaaaaa !   

 La séance de « bébés-lectures » terminée, c’est la ruée, petits et grands emportent avec gourmandise leur trésor et s’isolent dans un feuilletage rêveur ou attentif .  Quelques mamans bercent leurs nouveaux-nés, tout en jetant un œil par-dessus l’épaule du grand frère qui regarde un album. Une grand-mère  suit les images du bout des doigts, en écoutant le babil de sa petite-fille. Je rejoins Marie-Adèle, la  magicienne, celle qui a monté et qui anime les opérations « Bébé-Lecture », celle qui a convaincu les Vieux, les hommes, puis les femmes, que le livre c’est aussi bon pour les bébés kanak ! 
– Dis-moi Marie-Adèle, pourquoi cette opération « bébés-lectures » 
– A l’origine de  mon engagement politique et mon choix de devenir enseignante, un souvenir douloureux :avoir  vu de mes yeux de petite fille de six ans mon père frappé, saigné à coups de fouet à bétail par un  colon, alors que nous traversions à gué la rivière de Mia. Il y a eu un très très long chemin de lutte pour arriver à   « bébés-lectures ». En  1999, cette opération a pris le relais des Ecoles Populaires Kanak, créées dans le cadre de la revendication du FLNKS , lors des événements de 1984.

– As-tu rencontré des réticentes pour ces séances de lecture vagabondes ?
– Le livre à la tribu a été accueilli au début par des réflexions telles que «  lire c’est bon pour les fainéants, tu fais ta blanche avec les livres ! et puis tu fais de l’acculturation précoce, au berceau !c’est de la perte de temps, les bébés ne voient rien, n’entendent rien,». Mais la pratique régulière de la séance d’éveil au livre a aidé les mamans  à voir  les améliorations potentielles à leur portée. Le but, c’est de vulgariser la présence du livre d’en faire un outil dont on apprend à se servir.  Il a fallu d’abord convaincre que le livre comme un outil, a sa place dans la case, comme le sabre d’abattis, la pelle à igname, ou la barre à mine. L’opération « bébés-lectures » est à la croisée d’un double paradoxe : celui du refus en filigrane de l’entrée du livre dans la case de l’enfant et celui du désir affiché de la réussite scolaire du même enfant kanak.

– Pourquoi ne lis-tu pas le texte écrit en français ?
-Ecouter des histoires dans sa langue maternelle c’est la valoriser et la version en langue permet de présenter les réalités de son environnement culturel. Je ne traduis pas les albums, je donne une version en xârâcùù, langue de Canala.* Il faut être bien dans sa langue pour entrer dans une autre culture. 

– Ton expérience a-elle fait des émules ?
– Au sud, nous rencontrons le groupe des bébés lecteurs de la médiathèque de Nouméa ; en cours , un projet de jumelage avec la tribu de Bopope sur la côte ouest et à l’est, « bébékili » vient d’être créé par les  bibliothécaires de la région qui ont prévu de traduire des albums en paicî.
Et Marie-Adèle dans un grand éclat de rire, poursuit sa route avec son panier de livres, savoureux fruits de la passion !
Juliette Maes, présidente de l’association « Lire en Calédonie », 2005

Site de l’opération Livre, mon ami


Juliette Maes, invitée de la Matinale de NC 1ère par NC1ere