Quand les Cathares réconcilient deux técis…

  • Publication publiée :22 juillet 2014
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Parce qu’à Martigues, depuis plusieurs années (article de Citrouille paru en 1995, ndlr), la bibliothèque avait quitté ses murs pour aller à la rencontre des enfants des cités, un livre – Alazaïs en pays cathare, M-C Bérot, Milan (aujourd’hui édité par Cairn, ndlr) a contribué à étouffer la haine réciproque qui s’était emparée de deux quartiers 

En recherche d’une action transversale avec les différents partenaires scolaires, sociaux et culturels, la bibliothèque de Martigues est sortie de ses murs. Peu à peu, au gré de l’acceptation des uns et des autres, les actions se sont multipliées dans plusieurs quartiers. De la maternelle au lycée, les livres ont commencé à circuler, présentés dans les classes par l’animateur de la bibliothèque, de plus en plus souvent accompagné d’auteurs, d’éditeurs ou de comédiens. Avec ces ouvrages, on s’est mis à évoquer les grandes tragédies de l’histoire, les problèmes sociaux d’aujourd’hui, ou on s’est régalé d’humour. Les jeunes se sont mis à écrire, chaque jour avec un peu plus d’assurance… Car dans ce cadre, il n’y a pas de devoirs, pas de fiches lecture, pas de notes. Toutes les appréciations sont favorables. Rien d’obligatoire, pas d’échec… Ensemble on recherche un moment de plaisir, de partage pour mieux se connaître, aller plus loin, briser les frontières. Des mains se lèvent timidement pour une question ou pour témoigner. Des enfants effacés en classe deviennent bavards, parfois éloquents. L’instit surpris, invite à revenir… C’est sur ce fond de lectures partagées que la mort est venue dire son mot.

Fête foraine et meurtre– La vie dans les grands quartiers est souvent, pour ceux qui n’y demeurent pas, un mystère qui se transforme en crainte. La rumeur fait le reste : la mauvaise renommée s’installe. Elle est presque toujours un mensonge, néanmoins les jeunes ont souvent peur de sortir de leur quartier, de se retrouver «étranger» sur un terrain hostile, «à découvert». De la crainte de l’autre naît une menace, parfois des affrontements. Et lors d’une fête foraine, à Martigues, un jeune garçon meurt poignardé. Aussitôt deux quartiers s’enflamment. Ce n’est pas une rivalité séparée par des mers ou des montagnes, ni par des coutumes ou des religions. Le réflexe de groupe fonctionne et rassure, les dégâts s’annoncent dans les mots et les désirs de représailles.
La paix est à ce prix– Les mois passent, mais la rivalité persiste entre ces deux quartiers. Comment faire tomber ce climat lourd, ne pas en faire un conflit permanent mémorisé, y compris par les générations à venir qui, sans connaître les déraisons, seront animées par des réflexes hérités ? Une action de longue haleine est entreprise par les acteurs sociaux dans les deux quartiers, notamment avec les plus jeunes. Il faudra du temps. La paix est à ce prix… La médiathèque, pour sa part, propose le livre comme médiateur. Un objet sur lequel les jeunes poseraient un regard commun. Un objet de recul pour réfléchir, chacun de son côté d’abord, sur le sens de l’histoire et de sa propre vie. Un objet d’émotion où rapidement on désirerait partager et questionner. Le livre pour faire tomber les barrières et les peurs. L’idée séduit…
Rallye lecture– Remettre dans le fil de la vie et sortir du confinement, tel est le défi des partenaires qui s’attèlent au projet et organisent un rallye lecture entre les deux quartiers. Les jeunes lisent six romans. L’un d’entre eux, Alazaïs en pays cathare1 de Marie-Claire Bérot, attire leur curiosité. Ils posent des questions, expriment des opinions. La controverse s’installe, qui n’épargne ni les parents, ni les enseignants. Grands et petits se documentent pour argumenter. Y a-t-il un lien entre cette histoire et le monde d’aujourd’hui ? La bibliothécaire saisit la balle au bond : «Et si on allait à la rencontre de l’auteur ?». Deux classes de CM2 préparent le voyage. Une classe de chacun des deux quartiers qui ordinairement s’affrontent ou s’évitent.
Premier arrêt– Fraîcheur agréable d’un petit matin de juin : la Venise provençale s’éclaire. La ville et ses quarante-cinq mille habitants se réveillent lentement. Une classe d’écoliers attend l’autocar sur le boulevard Francis Turcan. Derrière se dessinent les silhouettes des immeubles où demeurent la plupart d’entre eux. L’instituteur émarge les noms : ils sont tous là, en compagnie du bibliothécaire de la Ville, d’un représentant de l’Association «Les Amis de la Bibliothèque» et d’un musicien.

Deuxième arrêt– L’autocar démarre puis s’arrête quatre kilomètres plus loin, dans l’autre grand ensemble de la ville. L’autre CM2 attend avec l’institutrice et l’animateur du Centre Social du quartier. Ils montent et finissent de remplir le car. Le vrai départ est amorcé. Deux jours hors des quartiers à la découverte d’ailleurs… La rencontre avec les autres, les «ennemis», commence alors que roule le bus. La rencontre de proximité est la première à réussir pour aller plus loin, dans le monde.

«C’était notre hôtel !»– Premier jour, visite de Carcassonne, puis le musée du Moyen Age, des costumes et de la torture. «Des rois et des reines étaient placés dans une position de danse. L’autre maîtresse nous a expliqué qu’ils n’avaient jamais retrouvé leur vrai pas de danse» (Leïla). «Nous sommes arrivés devant un beau château des Ducs de Joyeuse, qui date du XIIe siècle. C’était notre hôtel !» (Romuald). «On a rencontré Marie-Claire Bérot. On lui a posé des questions sur son livre. Alors, elle nous a donné les réponses en détail» (Audrey et Vanessa). «Après le souper, le musicien nous a joué de la musique. La classe de l’école Tranchier nous a montré une façon de danser l’alouette. Après on a dansé par trois» (Marina). «On est arrivés, sur la table il y avait de la confiture à la fraise, à l’abricot, du sucre. Ils ont fait du bon lait. On était servis comme des rois et des reines !» (Sébastien).

«En haut, on dominait tout…»– Il fallait voir les yeux des enfants devant le pic de Montségur, le lieu du drame, le lieu du livre. L’un cherchait un chevalier cathare, l’autre le bûcher. Le guide a remis de l’ordre dans la chronologie. Marie-Claire Bérot nous accompagnait avec toute sa gentillesse et sa générosité. «On est allés au donjon du château. C’était très haut, perché sur une colline. En haut on dominait toute la vallée comme les cathares autrefois. Tout a brûlé. Il ne reste pas grand chose» (Jonathan). Puis ce fut le retour. «On a dormi dans le car. Dès qu’on est arrivés, on a crié. «On est à Martigues !». On s’est d’abord arrêtés à Croix-Sainte pour que l’autre CM2 descende. Et puis on est rentrés chez nous, très fatigués mais très contents de ce beau voyage.» (Sandra).

«Tous ensemble !»– Oui, après ces deux jours, en arrivant sur Martigues, les enfants hurlent «Tous ensemble !». Il y a comme de la réconciliation dans l’air, comme un nouveau départ. Quinze jours plus tard, réception des enfants et des parents autour de quelques boissons. Ils visionnent films et photos, échangent des impressions, plaisantent… Éclats de rire ! Ils se promettent de recommencer. Aujourd’hui, d’un quartier à l’autre, voyagent des lignes d’écriture, des lettres d’amour… Certains enfants se retrouvent le mercredi à la voile ou à la bibliothèque. D’autres dans la rue marchent main dans la main.

A coups de livres– L’important, même quand son expression nous échappe (et c’est très bien ainsi), se construit aussi dans l’ombre, avec patience et ténacité. Les «grands» doivent bien ce travail aux «petits». L’intolérance de l’église, à l’époque des Cathares, les a révoltés. Et cette révolte, grâce au livre, les a réunis, balayant le mépris que la violence de notre monde avait installé entre eux. On peut se battre contre la bêtise à coup de livres.

Patrick Feyrin, bibliothécaire à Martigues (1995)