«Quand tout est possible, à la limite c’est trop facile…» – une interview de Yan Nascimbene parue dans Citrouille en 2003

  • Publication publiée :29 octobre 2016
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De 1987 à 2000, Yan Nascimbene illustre toutes les couvertures de la collection pour adolescents Page Blanche, créée par Pierre Marchand chez Gallimard Jeunesse. Il a su lui donner une identité très forte assurant une grande part de son succès, une identité qui perdure tant l’association de l’image et du texte est, pour chaque titre, subtile et maîtrisée. Son travail tout en finesse et sensibilité suggère plus qu’il ne montre, et son trait précis s’inscrit dans des compositions élaborées de manière très sûre, sans part laissée au hasard. Ses illustrations sont narratives, elles donnent à lire à la fois un élément fort du texte et la manière dont il l’a perçue. Dans Page Blanche, tout comme dans l’ensemble de son travail, on est frappé par la singularité de son univers, de son regard à la fois très personnel et distant sur le monde qu’il interprète par ses images. Cadré sur une page, son dessin écrit les objets et les êtres dans un espace à la fois fini et infini. Une lumière particulière empreinte de solitude et de mélancolie, de douceur et d’intensité, de force et de fragilité enrobe l’ensemble de son œuvre, imprimant dans nos yeux et notre mémoire des images, ou des morceaux d’images, inoubliables. C’est en hommage à son travail que paraît Yan Nascimbene, Page Blanche et autres couleurs, préfacé par trois autres grands illustrateurs, Guy Billout, Etienne Delessert et Georges Lemoine. Un très beau livre, élégant et délicat, comme son auteur. Et nous n’en dirons pas plus, pour laisser la parole à Yan Nascimbene que nous avons eu la chance de rencontrer.

CITROUILLE: Dans la présentation de votre parcours professionnel, on peut lire que vous aviez monté une maison d’éditions pour la jeunesse à Rome, Pompelmo Editore…
YAN NASCIMBENE: C’est effectivement ce qu’indique ma biographie officielle !… (rires) Mais la réalité est que cette maison a existé… sur le papier ! On était trois, ma femme Joan, Enrico Venzina et moi. On avait tout le désir, l’enthousiasme et l’énergie qu’il fallait, peut-être aussi quelques idées et, j’espère, un peu de talent… Mais on avait vingt ans, sans aucune expérience, aucune connaissance du monde de l’édition, bref rien, on était d’une énorme naïveté ! On a loué un local qu’on a repeint en blanc, dans lequel on a mis un piano blanc… Et on a fait un livre écrit et illustré par Joan, traduit en italien par Enrico. Quand tous les exemplaires se sont trouvés devant nous (une vraie montagne de cartons !), on s’est tous les trois demandé “Mais… comment on fait pour distribuer des livres ?” Nous ne saurons jamais si nous aurions trouvé la solution… J’ai contracté à ce moment-là la maladie de Hodgkin, et je suis parti me soigner aux Etats-Unis. De son coté Enrico a travaillé comme assistant-réalisateur sur un film. Nos livres sont donc restés tout seuls dans ce local blanc. Quelques uns ont été vendus en librairie à Rome, là où on les avait déposés nous-mêmes, et le reste a été donné à un organisme dédié à l’enfance… Mais ça reste un très bon souvenir, on jouait du piano, on buvait des cafés, on parlait, on rêvait beaucoup… Aujourd’hui, l’idée d’être éditeur me plairait… enfin avec l’âge d’alors ! A 20 ans, je croyais tout savoir, tout était possible, je pouvais tout faire et personne n’allait rien m’apprendre… Evidemment c’était prétentieux et extrêmement naïf, mais bon c’est comme ça qu’on apprend, on se trompe, on change de routes…Voilà ma brève carrière éditoriale !

CITROUILLE: Vous vous êtes mis à l’illustration peu de temps après ?
YAN NASCIMBENE: Non, pas du tout. Comme le dit très justement ma femme, on a fait la vie à l’envers. On a pris notre retraite de 20 à 35 ans, et ensuite par la force des choses je me suis mis à travailler. Sans rentrer dans les détails, j’avais à l’époque une grand-mère qui avait beaucoup d’argent, et quand je suis tombé malade, elle a pensé que je n’en avais plus pour très longtemps – et que de toute façon, je ne pouvais pas travailler. La réalité fut heureusement toute autre, mais pendant toutes ces années, avec le consensus de la famille, elle m’a soutenu pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur étant dans ce cas, c’est évident, de ne pas avoir de souci d’argent ! C’est un peu ce que je raconte dans mon texte d’introduction, cet espèce de voyage entre les Etats-Unis et la France, ce passage au Maroc où on a adopté notre fille… Des années sans soucis, avec l’énergie de nos 20 ans, où on a pu se consacrer à cent pour cent à nos enfants. Par ailleurs je faisais un peu de peinture – tant il est vrai qu’il est difficile de travailler vraiment quand on n’en a pas besoin. Je faisais des choses, mais jamais abouties. Pareil pour le film que j’ai réalisé à cette époque-là, que j’ai fait rapidement et qui est devenu une espèce de film de festival, pour gens intéressés par des idées un peu marginales… Et puis un jour, nos enfants avaient 7 et 8 ans, j’apprends par le secrétaire de ma grand-mère que l’aide matérielle qu’elle nous apportait était terminée. Je n’ai jamais vraiment su pourquoi, mais elle m’a rendu un énorme service ! Parce que s’il y avait le meilleur que je viens d’évoquer, il y avait aussi le pire. Quand je voyais tous mes amis qui travaillaient autour de moi, je me sentais nul et sans but. Donc tout d’un coup, il a fallu tout que je cherche ce que je pouvais faire… J’étais prêt à aller travailler au café en bas de chez moi. J’ai toujours dessiné, mais l’illustration ne s’est pas imposée tout de suite. Pour moi, dessiner est un tel plaisir, quelque chose de tellement vital, comme manger ou respirer, que je ne l’intégrais pas à l’optique du travail. Mais bon, dans l’urgence et sur l’incitation d’un ami, j’ai fait quelques dessins que je suis allé présenter à des directeurs artistiques. Là encore, j’ai été sauvé à la fois par ma naïveté et mon assurance. Quand un rédacteur qui regardait à peine mon dossier me disait : “Très bien, rappelez dans deux mois”, je me disais “ça marche, c’est formidable !”, et je n’oubliais pas de le rappeler ! Oui, je crois que cette espèce de confiance m’a beaucoup aidé…

CITROUILLE: C’est à ce moment-là que votre chemin croise celui de Pierre Marchand et de Gallimard ?
YAN NASCIMBENE: C’est une rencontre incroyable. Malgré les engueulades (merveilleuses !) qu’on a eues, je dois avouer que je dois vraiment tout à Pierre Marchand. Il m’a repéré alors que j’avais juste fais quelques dessins pour des magasines, Lire, Biba, Gault & Millau… Il était tombé sur des dessins du jardin du Luxembourg que j’avais réalisés pour la revue Cent idées. Quand il m’a fait venir, j’étais à la fois complètement enthousiasmé et paniqué par l’aura de la maison Gallimard, et j’allais l’être tout autant par celle de cet homme que j’allais découvrir. Mon dossier, comme je vous l’ai dit, était surtout constitué de travaux personnels. Lui m’a tout de suite parlé d’une nouvelle collection de livres pour adolescents qu’il voulait créer. Il m’explique que l’idée est assez nouvelle, qu’il veut avant tout de la littérature, une littérature pas écrite spécialement pour eux, mais qui leur serait adressée. Et il me demande d’illustrer toutes les couvertures. Rêve et panique ! C’était tellement énorme ! Heureusement, à ce moment-là, je ne réalisais pas très bien ce que voulait dire “ toutes les couvertures ”, bien qu’il m’en ait d’emblée donné six à rendre dans les quinze jours ! Ce qui a été formidable dès le début, et qui a duré tout le temps de la collection, c’est que jamais il ne m’a demandé un crayonné, jamais il ne m’a proposé une idée… C’était vraiment un coup de dés, et ça a marché ! Ça, c’était Pierre Marchand, il marchait aux coups de gueule, bien connus, mais aussi aux coups d’idées comme ça, un peu à quitte où double. J’ai eu une chance inouïe, et je ne suis pas le seul : je pense à Etienne Delessert, Georges Lemoine et beaucoup d’autres. Sur environ cent trente couvertures de Page Blanche et Page Noire, Pierre Marchand ne m’en a refusé que neuf ou dix Et je dois dire, avec le recul, qu’il a eu raison de le faire. Ceci dit, il y des couvertures publiées que je trouve aujourd’hui ratées…

CITROUILLE: Et celle que vous préférez ?
YAN NASCIMBENE: Il y en a plusieurs. J’aime beaucoup celle de Fil de fer la vie de Jean-Noël Blanc, parce que je crois qu’elle colle très bien à ce texte que j’adore. Je pense que c’est un des meilleurs titres de la collection, un texte important. Je vois que vous opinez… J’aime aussi beaucoup celle de Coulée d’or d’Ernest Pépin, avec sa porte bleue, celle de Un petit cheval et une voiture, celle avec un lampadaire et la neige pour ce magnifique roman russe, Un enfant prodige. Tous de très beaux textes… Mais il y a aussi des textes auxquels j’ai moyennement accrochés, et dont j’aime bien les couvertures, et d’autres que j’ai trouvés très forts, dont je ne trouve pas les couvertures assez belles… Et puis il y a les couvertures que je referais bien aujourd’hui, mais je ne vous dirai pas lesquelles !

CITROUILLE: Etant donné l’identité de la collection, fortement perçue à travers vos illustrations, quand on se souvient d’un titre, l’image de sa couverture est aussitôt associée au texte…
YAN NASCIMBENE: Ça me fait très plaisir de l’entendre ! Bien évidemment, c’était le but recherché. Il ne suffisait pas de faire une belle image, il fallait aussi qu’elle soit une évocation du texte. Les images qui me plaisent le moins, sont d’ailleurs peut-être celles qui présentent une identification moins forte au texte – mais il y a aussi celles qui me semblent moins réussies d’un point de vue strictement esthétique, avec des détails qui me gênent dans la composition ou la perspective… Il y a une couverture non publiée que j’aime beaucoup, où j’avais utilisé beaucoup de noir et des éclats de verre brisé pour un texte assez dur et violent, Que cent fleurs s’épanouissent, qui n’avait pas encore trouvé son nom à ce moment-là. En fait, Pierre Marchand me l’a refusée et j’ai refait celle que l’on connaît avec ces fleurs jaunes, ce qui a d’ailleurs donné l’idée du titre définitif. C’est la seule exception, le seul bémol au jugement de Pierre Marchand que je signalerais, car je trouve toujours aujourd’hui ma première illustration beaucoup plus forte que celle retenue. C’était aussi mon premier travail avec de grands aplats de noir que j’utiliserai plus souvent par la suite, comme pour Le passage du gitan par exemple, et qui m’a permis d’avancer dans une autre direction. Voilà une longue réponse à mes couvertures préférées… dont j’ai perdu beaucoup d ’originaux dans un incendie – notamment celui de En attendant la pluie que j’aimais énormément.

CITROUILLE: Vous avez parlé de quinze jours pour six couvertures… Vous avez toujours été soumis à ce rythme ? !
YAN NASCIMBENE: Ça a beaucoup varié, entre le délai véritablement catastrophique, et heureusement rare, où, sincèrement, je n’ai même pas eu le temps de lire le texte. Du genre on m’appelait le vendredi pour un rendu cinq jours après, donc trois jours de travail si on comptait les 48 heures d’envoi depuis la Californie. Par chance c’est tombé sur des textes pas trop difficiles, non pas que je veuille les dévaloriser, mais par exemple sur un recueil de lettres d’amour issues d’un concours… Dans ce cas là, on parlait vingt minutes au téléphone, Pierre Marchand me donnait la trame, l’idée de l’ouvrage, et j’imaginais à partir de là. Sinon d’une manière générale, j’avais au moins trois ou quatre semaines devant moi, c’était très convenable, surtout qu’en fait je travaille assez vite. Quoique là aussi c’était variable : il y a des couvertures que j’ai faites le lendemain de ma lecture du texte, et d’autres qui m’ont demandé plus de temps, surtout de temps de réflexion. En réalité, c’est l’idée qui me vient assez vite, je lis et l’idée vient d’elle-même, elle est là entre les lignes, je vois l’image mais je ne vois pas encore la composition, les harmonies de couleurs… Donc je laisse le temps de la réflexion et ensuite sur un calque je travaille et retravaille la composition, qui est très importante pour moi, et le cadrage tous deux au moins aussi importants que le sujet lui-même, c’est à dire où va-t-on couper l’image et pourquoi on la coupe là et pas là …

CITROUILLE: Vous partez librement sur la page, ou est-ce que vous avez un format en tête ?
YAN NASCIMBENE: Je m’oblige à travailler en fonction des contraintes imposées, justement parce que je ne veux pas qu’on s’amuse à modifier mes cadrages qui ont une raison d’être tels qu’ils sont. En ce qui concerne Page blanche, s’il y a des différences entre les originaux et les couvertures, ce n’est pas parce qu’ils ont été recadrés. C’est parce que je donnais une très grande marge de coupe autour de l’image, un centimètre, alors que la moyenne est plutôt de cinq millimètres. Et dans ce un centimètre destiné à disparaître, je dessinais. C’est ainsi que dans l’original de Solo, la fille qui joue de la guitare dans la rue a sa tête entière tandis que sur la couverture elle a la tête coupée : c’était prévu… C’est un détail, mais c’est pour vous dire que ces cadrages sont pour moi extrêmement importants, c’est ce qui crée l’espace, le vide, primordiaux dans mon travail. Pour en revenir aux contraintes de la mise en page, aux directives, quelques fois ça aide à la création, parce qu’on est obligé de penser. Quand tout est possible, à la limite c’est trop facile, on est moins poussé à se creuser la tête. Pareil pour le choix des harmonies, des couleurs. Je n’allais pas faire beige toutes les couvertures de la collection… Page Blanche a été en ce sens une sorte de laboratoire pour moi, c’est une collection qui m’a poussé à essayer des choses nouvelles, d’apprendre de nouvelles techniques, que je pouvais réinvestir à côté, pour faire des choses personnelles. C’est pour cela que j’ai tenu à ce qu’on inclut dans le livre d’autres illustrations, pour qu’on sente qu’il y a un lien entre tout ça, parce que tout ça se tient.

CITROUILLE: Et votre travail avec Nadine Brun-Cosme ?
YAN NASCIMBENE: J’ai rencontrée Nadine Brun Cosme pour la première fois à la parution de notre troisième livre… On ne se connaissait pas du tout, c’était lors d’une signature, donc plutôt dans le cadre d’une rencontre professionnelle et distante. Mais enfin quand même, quel plaisir ! Mon travail avec elle a commencé avec Marie de la mer, que m’avait proposé Hélène Montardre, son éditrice. Je n’avais encore publié aucun livre. Elle aussi, comme Pierre Marchand, a misé sur moi – même si ce n’était pas pour une histoire qui allait durer treize ans ! Elle connaissait sans doute très peu de ce que j’avais fait, vu que j’avais fait si peu, mais elle a « senti ». Ce sont les sensibilité qui sont en jeu dans ces rencontres. Les textes de Nadine sont des textes que j’aurais été très heureux d’avoir le talent d’écrire. En dehors du fait d’être merveilleusement écrits, ils possèdent la pudeur, l’espace et le silence, trois mots clés pour moi. Et je ne connais toujours pas vraiment Nadine Brun-Cosme, mais je serais très surpris qu’elle ne s’identifie pas elle-même à ces trois mots. Hélène Montardre a senti que ça collait… Et voilà, les albums tiennent encore le choc. Bien sur, il y a des choses que je modifierais en mieux maintenant, mais c’est normal, on change ! Et je n’ai pas de préférence, les trois sont un espèce de triptyque. Voilà, ces livres ont beaucoup compté pour moi, et pas seulement parce que c’était mes premiers. J’aurais bien continué avec Nadine…

CITROUILLE: Quelles sont vos autres expériences importantes ?
YAN NASCIMBENE: Importantes ? Je dirais Antibes, Clavière et autres couleurs, non seulement parce que c’était un livre autobiographique, mais aussi parce que je crois qu’il y a un rapport texte – image très fort; le texte s’emboîte bien avec l’illustration, c’est comme un puzzle et pas comme une copie l’un de l’autre, il y a un bon dialogue, un espèce d’aller et retour entre les deux. La genèse de ce livre est encore liée à Pierre Marchand. Je lui ai proposé ce projet que je voyais alors comme un album – photos avec, à la place des photos, des illustrations de mon enfance légendées d’une ligne. Pierre m’a demandé de commencer par lui raconter cette enfance un peu particulière, entre la France et l’Italie… Il m’écoutait, visiblement fasciné par mon récit. A la fin, il m’a conseillé de l’écrire réellement – une nouvelle confiance qu’il m’accordait, et là comme auteur. Ensuite, dans mes travaux « importants », il y a Un jour en septembre et Bleue marine qui ont compté parce que c’était des projets entiers, d’auteur-illustrateur.

CITROUILLE: Et puis il y a eu votre rencontre avec les textes de Italo Calvino…
YAN NASCIMBENE: Là, on en arrive au rêve ! J’ai voulu illustrer Italo Calvino dès que j’ai commencé à travailler. J’ai toujours adoré Italo Calvino. J’en parlais au début chez Gallimard, ça faisait un peu prétentieux… Un si grand bonhomme pour un débutant ! Et quels titres en jeunesse ? De toute façon, Gallimard n’avait pas les droits. Ca restait dans ma tête… Et puis, il y a trois ou quatre ans j’en ai parlé à deux éditeurs. Tout d’abord à mon éditeur américain, Tom Peterson, petit éditeur très sympathique qui fait des choses de très grande qualité dans sa maison Creative Editions, et qui est devenu un ami. Tom m’avoue qu’il a déjà essayé avec un autre illustrateur, mais sans succès, les ayant – droits de l’auteur, et notamment Madame Calvino, ayant refusé. J’en parle alors au Seuil, avec lequel j’avais très envie de travailler. Jacques Binsztok me répond textuellement la même chose que Tom Peterson ! Mais tant pis, on réessaye quand même… Un peu plus tard, grâce à Paul Fournel qui avait bien connu Italo Calvino et était resté en relation avec sa femme, j’ai obtenu l’adresse d’Esther Calvino. Je lui ai envoyé Antibes, Clavière et autres couleurs et Un jour en septembre. Et l’incroyable s’est produit ! J’ai pu illustrer Aventures… Elle m’a alors envoyé une lettre extraordinaire, qui est d’ailleurs reproduite dans le livre, une lettre qui m’a énormément touché.

CITROUILLE: Vous l’avez rencontrée par la suite ?
YAN NASCIMBENE: Oui, quand Aventures a été présenté au Centre Culturel Italien à Paris. Elle avait fait savoir au Seuil qu‘elle voulait me voir. J’étais aux anges ! Mais je ne voulais surtout pas arriver les mains vides. Le problème, c’était que j’avais déjà offert à ma femme tous les originaux d’Aventures… Mais au fait, c’est grâce à Citrouille que j’ai été sauvé ! J’avais fait une couverture pour votre revue, une sorte d’hommage à Italo Calvino, une espèce de nature morte, et c’est ce dessin que je lui ai offert. J’y avais reproduis le portrait de sa fille. Nous avons parlé longuement… Au milieu de la conversation, je lui ai dit que j’aimerais énormément illustrer Palomar. Elle me répond non, que Palomar est beaucoup trop philosophique… On continue à discuter, et je pars en lui disant quand même : “S’il vous plaît, réfléchissez pour Palomar”, et puis juste : “Palomar…”. Elle a sourit. Et puis voilà, Palomar vient de sortir… Le travail du Seuil est très réussi dans cette collection, que j’aime beaucoup, j’ai vraiment du plaisir à travailler avec eux. Ils ont très très bien compris ce sur quoi j’avais beaucoup insisté, cette espèce de géométrie, les mathématiques d’Italo Calvino, cette beauté et cette rigueur dans la construction, notamment pour Palomar qui est divisé en trois grandes parties, chacune étant divisée en trois sous – parties, chacune encore divisée en trois parties. Ils ont imaginé une maquette qui va tout à fait dans ce sens, qui respecte cette géométrie. Je croise les doigts, j’espère que ça plaira autant qu’Aventures… J’ai compris ce que Esther Calvino voulait dire par “trop philosophique” en relisant Palomar avant de l’illustrer. Non seulement c’est très philosophique, mais c’est tout à fait abstrait, c’est un livre d’idées, il y a effectivement des descriptions d’une scène, mais le sujet du livre ce n’est pas ça. La scène est un prétexte pour une démonstration philosophique, comprenant toujours beaucoup d’humour. Pour certaines nouvelles l’image était assez apparente, mais pour d’autres, il fallait vraiment faire une transposition, il fallait essayer de résumer l’esprit, l’idée précise de la nouvelle en une seule image. Et c’est là où je croise les doigts pour qu’on sente que oui, j’ai touché le truc…

Propos recueillis par Nelly Bourgeois (Librairie Sorcière L’Herbe Rouge à Paris) et Arlette Pragout