Que faire de la loi de 1949 ? (chronique de Claude André)



Depuis qu’est paru dans Le Monde des Livres l’article sur la noirceur de la littérature pour ados, tel le serpent de mer, ressurgit ce débat qui ne sera jamais clos et qui concerne l’équation supposée idéale entre l’auteur d’un roman et son destinataire. C’est un débat qui agace, on voudrait le contourner (c’est ce que font les auteurs qui affirment écrire sans songer à leur destinataire) mais on ne peut l’occulter. Toute cette effervescence m’a donné envie de resituer dans son contexte, souvent méconnu, la loi du 16 juillet 1949.

 Un peu d’histoire 

Pour ses initiateurs, membres du groupe communiste à l’Assemblée Nationale en  1947, il s’agissait « de s’assurer des garanties suffisantes en  ce qui concerne la moralité et le patriotisme des personnalités qui désirent faire paraître des publications enfantines ; de déterminer des sanctions administratives et judiciaires capables de restreindre le caractère nocif de certaines publications qui ne sont éditées que dans un but commercial…». Les communistes avaient dans le collimateur les   magazines  violents que les soldats américains diffusaient auprès de notre belle jeunesse en même temps que le chewing-gum  et, opposés à toute intrusion venue d’outre atlantique, ils voulaient également « assurer à la presse destinée à l’enfance et à la jeunesse le caractère national qui doit être le sien…». C’est ainsi qu’on censura Tarzan ! Dans le même temps, socialistes et conservateurs qui siégeaient eux aussi à l’Assemblée, trouvaient à redire sur les livres ou revues publiés pour la jeunesse durant la guerre, pour des raisons morales.  N’oublions pas qu’une circulaire du 6 avril 1941 avait précisé que  « les journaux et périodiques de toute nature devront …agir de telle sorte que le lecteur comprenne et approuve la politique réaliste et hautement patriotique du gouvernement du Maréchal ». En ces temps plus que troublés, propagande et haine raciale étaient au menu de biens des magazines comme on peut le vérifier en lisant le  catalogue de l’exposition Livre mon ami : lectures enfantines 1914-1954 d’où sont extraites ces  citations.


Afin que l’enfant ne soit plus pris en otage idéologiquement, afin qu’on le rende à son enfance, est donc votée le 16 juillet 1949 cette fameuse loi à laquelle toute publication destinée à la jeunesse continue d’être soumise : « Les publications ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche, ou tous les actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Une commission se  met alors en place  au Ministère de la Justice où sont « contrôlées » toutes les publications visées par la loi. Cette commission a fonction de surveillance et de contrôle, elle n’a pas rôle de censure mais de vigilance. Elle a aussi pouvoir de faire interdire à l’affichage  toutes les publications, pour adultes cette fois, dont la vue pourrait heurter le regard des enfants. Rétrospectivement on s’amusera de constater que cette commission n’a jamais sévi à l’égard de l’affichage  des magazines pornographiques dans les kiosques alors qu’en 1969 elle a servi à interdire ce fameux numéro d’Hara Kiri qui titrait au lendemain de la mort du Général de Gaulle : Bal tragique à Colombey, un mort ! (Il faut être au moins quinquagénaire pour se souvenir de cette interdiction ou posséder comme c’est mon cas ce précieux exemplaire !)

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, ici, c’est à dire en Europe, il n’y a plus de guerre fratricide, ce qui évite à l’édition jeunesse la tentation d’un nationalisme revanchard. Les mœurs ont changé, et les sujets tabous en 1949 ne le sont plus puisqu’ils correspondent à des comportements  acceptés ou tolérés. Je simplifie bien sûr mais depuis 1968 la famille ne cesse de se recomposer, l’autorité parentale ou éducative se modifie, la mort se laisse -un peu- apprivoiser. En cherchant bien on trouverait des sujets tabous, mais sans chercher on trouve beaucoup de livres qui affrontent les anciens tabous de plein fouet, des livres « à thèse » souvent bien démonstratifs. Si la loi de 1949 n’a jamais été appliquée, alors que la commission de contrôle veille, c’est qu’en amont auteurs, directeurs de collections, éditeurs pratiquent ce qu’il convient d’appeler de l’autocensure, consciente ou inconsciente et c’est logique : quand on aborde la question des mœurs on n’écrit pas pour les enfants comme on écrit pour les adultes. Par contre quand on s’adresse aux adolescents, qu’on approche de la délicate et parfois improbable frontière qui sépare l’adolescence de l’âge adulte le problème se pose différemment; certains auteurs, comme le souligne Josée Lartet Geffard dans son essai sur la littérature pour ados, disent écrire « avec »  ou « pour » l’adolescent qu’ils ont été mais d’autres, comme Jeanne Benameur dans son droit de réponse au Monde, affirment qu’ «il n’y a pas d’âge pour la littérature». C’est vrai et c’est vrai aussi que tout écrit, toute fiction propose  un détour qui permet au lecteur une mise à distance de la réalité, même lorsque son récit semble coller à la réalité.

Vous avez dit ados ?

On ne s’est pas toujours posé la question de l’adolescence et de ce qu’on peut lire à cet âge mouvant. Et pour cause, car la notion d’adolescence est relativement récente. C’est en 1959 qu’est votée la loi qui prolonge la  scolarité jusqu’à 16 ans. Avant cela dès 14 ans, soit on allait au lycée et on lisait les classiques, la littérature tout court (je suis de cette génération et j’ai lu en seconde Les Thibaut de Martin du Gard, en première le théâtre de Sartre…. je suis passée d’Enid Blyton à Pierre Véry et de Saint-Marcoux à Simone de Beauvoir) ; soit on quittait l’école, on ne lisait plus et personne ne s’en souciait. Avec la loi de 1959 on  entre dans ce mouvement de démocratisation de l’enseignement qui permet de  découvrir un nouveau public, fait de nombreux élèves qui lisent peu, et n’ont de goût ni pour Stendhal ni pour Balzac. Que faire ? Puisqu’il faut qu’ils lisent  on invente la littérature pour adolescents, et on publie tous ces livres qui parlent au jeune lecteur de son quotidien, des problèmes de société,  des livres qui bien souvent font l’économie de la littérature. Heureusement quelques collections ne renoncent pas à faire souffler le vent de  l’aventure et du mystère, d’autres aussi savent allier littérature et réalisme. Les collections pour adolescents ont grandi, les adolescents aussi semblent-ils…Aujourd’hui on est adolescent à 13 ans et les nombreuses collections qui fleurissent, s’intéressent aussi à ceux qu’on nomme les jeunes adultes. Il y a dans les rayons de nos librairies un choix formidable de romans pour des lecteurs qui ont entre 13 et 18 ans, des livres parfois noirs, parfois roses, des livres qui ne font plus aussi souvent l’économie de la littérature, bref on a l’embarras du choix et le rôle du conseil ne cesse de grandir lui aussi car ces livres là ne sont pas  interchangeables.

Que faire ?

Abolir la loi de 1949 ? Les partisans de Marie-Claude Monchaux qui trouvait cette loi trop laxiste et regrettait qu’elle ne soit pas appliquée  reprendraient la hache de guerre, mais plus largement on se priverait d’un outil qui  pourrait être utile si d’infortune quelque  texte qui inciterait à la haine, à la violence, ou des textes qui serviraient la cause d’un pouvoir absolu, qui ne seraient pas respectueux de nos différences, venaient à s’écrire … «Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde» disait B. Brecht. Restons prudents, pragmatiques… La loi est imparfaite mais sûrement nécessaire et rien n’empêche les éditeurs qui pensent qu’on peut s’adresser à des ados comme à des adultes de s’affranchir de cette loi en ne s’y référant pas. C’est ce que font déjà les éditions Sarbacane pour la collection Exprim’ et les éditions du Rouergue pour la collection DoAdo. Aucune référence à la loi de 1949 n’est mentionnée dans leurs ouvrages ce qui dit bien que le public visé n’est pas l’enfant (petit ou grand et donc pas l’adolescent) mais ceux qu’on peut nommer les jeunes adultes. Si les éditions Actes Sud font de même pour la collection d’une seule voix elles éviteront alors d’avoir à mentionner «interdit aux moins de 15 ans» comme le leur réclame le Ministère de la Justice. Ensuite ce sera à nous libraires et bibliothécaires  de faire preuve de discernement dans le conseil, et je ne crois pas qu’on puisse dans le dialogue avec nos clients et lecteurs faire l’économie de la question de l’âge. Il nous faudra trouver où et comment classer ces livres (où classer Je reviens de mourir paru récemment chez Sarbacane et où la langue crue est faite de l’addition de termes  violents et pornographiques ?). Trouver un classement pertinent et conseiller au mieux est de plus en plus difficile… mais c’est notre boulot.
Claude André, librairie L’Autre Rive – (1ere publication : Citrouille, 2008)

Bibliographie :
Catalogue de l’exposition Livre mon ami : lectures enfantines 1914-1954, dir. par Annie Renonciat et publié par l’Agence Culturelle de Paris en 1992
Les Journaux pour enfants /Préface Henri Wallon  P.U.F. 1954
Le Roman pour ados / Josée Lartet-Geffard, éd. du Sorbier 
Un âge vraiment pas tendre, article de Marion Faure paru dans le Monde des Livres du 30 novembre 2007
Droit de réponse paru dans Le Monde des Livres du 21 décembre 2007 
Nouvelle jeunesse des écrivains in Télérama du 11 juillet 2007