[Un article paru en 2013]
Ruta Sepetys a été révélée au public français par Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre (Gallimard, Scripto, 2011), l’histoire d’une jeune adolescente lituanienne et de sa famille, arrêtés et déportés par la police stalinienne en 1941 comme des milliers de leurs compatriotes. Ce premier roman très fort, traduit en plusieurs langues, était ancrée dans la mémoire familiale de l’écrivaine dont le père a fui la Lituanie très jeune, parvenant à rejoindre les U.S.A. via l’Allemagne. Un héritage dont elle n’a eu réellement connaissance qu’à l’âge adulte, à l’occasion d’une visite à des parents demeurés en Lituanie. Scandalisée par les souffrances endurées par le peuple lituanien et par l’oubli dans lequel la mémoire collective les a reléguées, elle est devenue, grâce à son roman, l’ambassadrice de cette histoire (première écrivaine américaine pour la jeunesse reçue, à ce titre, par le parlement européen).
Forte de ce premier succès, elle vient de publier Big Easy (Gallimard, Scripto, 2013) dont l’histoire se déroule dans un contexte tout à fait différent du précédent. Sa protagoniste, Josie Moraine, vit à La Nouvelle Orléans, dans les années 50, au cœur du Quartier Français, là où se croisent malfrats et pauvres gens, la débrouille et les affaires louches. À 17 ans, la jeune fille rêve d’aller à l’université et de construire sa vie loin de la maison close où sa mère se prostitue et où elle a été élevée sous le regard sévère, mais bienveillant, de Madame Willie. Josie tente de s’émanciper de ce milieu en travaillant comme libraire, mais elle est sans cesse rattrapée par ses origines. Mêlée malgré elle à un meurtre, elle va devoir faire face à la fois à la menace de mafieux violents, à l’égoïsme de sa mère qui n’hésite pas à lui voler tout ses biens, et à la convoitise d’hommes sans scrupules.
Nous avons eu le privilège de rencontrer Ruta Sepetys et de lui demander de nous parler de sa nouvelle héroïne. Elle était accompagnée par sa traductrice, Bee Formentelli, qu’elle a tenu a remercier pour le travail de transposition des différents registres linguistiques des personnages, ainsi que pour avoir su sauvegarder les sonorités du texte d’origine.
Silvia Galli: Votre premier roman est né de la nécessité de témoigner d’un épisode tragique de l’histoire qui est aussi un élément important de votre mémoire familiale. A priori, aucun lien personnel vous attache à La Nouvelle Orléans des années 50, où se déroule votre dernier livre. Quelle est l’origine de votre intérêt pour cette ville, à cette époque particulière de l’histoire ?
Ruta Sepetys: Je crois que les deux romans traitent de la question de l’identité. Dans le premier, Lina, la protagoniste principale, essaye de préserver son identité nationale. J’ai rencontré beaucoup d’immigrés d’origine lituanienne, estonienne, ou lettonne, arrivés aux Etats Unis dans les années 50, ou 60. Tous ils m’ont raconté que quand ils sont arrivés ils ont trouvé les Américains dans la douleur et dans la peine. Ils n’étaient pas heureux dans ce qu’ils étaient, dans leur identité. C’était une idée qui m’était parfaitement étrangère. Je croyais l’Amérique de cette époque complètement heureuse. En fait ce bonheur parfait était un parfait mensonge. La vérité est que si vous étiez né dans une famille aisée et respectable la vie était facile, mais si ce n’était pas le cas, la vie était très dure. A partir de là, l’écrivain qui est en moi a commencé à s’interroger sur ce qu’aurait pu être la vie d’une jeune fille d’un milieu défavorisé, dans ces années là. C’est comme ça qu’est né le personnage de Josie Moraine, l’héroïne de Big Easy. J’ai choisi de situer l’histoire à La Nouvelle Orléans car il s’agit d’une ville absolument unique au Etats Unis, différente de tout autre ville américaine et, dans cette ville, le Quartier Français fonctionne tout à fait comme un village. Dans les années 50, en particulier, tout le monde savait tout sur tout le monde, tout le monde connaissait les affaires de chacun et la pression sociale était beaucoup plus prégnante que dans n’importe qu’elle autre ville des Etats Unis. Elle était, par exemple, beaucoup plus forte qu’à Detroit, où je suis née et j’ai grandi.
Silvia Galli: Big Easy est un roman historique, par son aspect très documenté. Cependant, l’intrigue se développe autour d’une enquête policière. Qu’est-ce qui vous a fait opter pour ce genre littéraire ?
Ruta Sepetys: Pendant que je me documentais sur La Nouvelle Orléans, j’ai collecté beaucoup d’articles et lu aussi beaucoup de fictions. J’ai été frappée par un livre sur une femme qui dirigeait plusieurs maisons closes. Dans le livre, on mentionnait un de ses clients, un homme qui était arrivé de Cleveland, dans les années 50, et qui n’était jamais reparti. Comme je suis moi-même originaire du Tennessee, j’ai trouvée très intéressant de partir de cet élément pour construire un personnage. J’ai commencé à poser des questions sur cet homme, mais on m’a dit qu’il valait mieux pas… Là, ça devenait vraiment intéressant. Par la suite, j’ai découvert qu’il y avait eu un meurtre et qu’il s’agissait d’un affaire liée à la mafia. Je me suis servie de cette matière pour imaginer l’histoire de Forrest Hearne, l’homme qui est assassiné dans mon livre.
Silvia Galli: Comme votre premier récit, Big Easy est porté par la fougue d’une jeune héroïne, Josie Moraine, 17 ans. Pouvez-vous dire quelques mots sur ce choix ?
Ruta Sepetys: J’ai porté beaucoup d’attention à ces deux héroïnes qui se battent avec passion et avec force malgré leur jeunesse. Elles sont des battantes. Elles se situent à un âge qui est très particulier pour les jeunes filles, où on ressent tout avec une intensité qu’on ne retrouve pas après, avec une vérité de sentiments très forte dont même les lectrices de notre âge se souviennent. Pour moi, des personnages de ce type offrent l’opportunité de toucher les lecteurs, en particulier ceux qui se trouvent au même moment de la vie, à travers des expériences et des émotions qui sont fortes. J’aimerais que ces deux filles soient des exemples, des modèles. Des filles qui montrent qu’on peut écrire son propre destin, peu importe l’endroit d’où l’on vient et où on se trouve, que ce soit un camps en Sibérie ou dans une maison close de La Nouvelle Orléans. On peut choisir sa vie.
Silvia Galli: Lina Vilkas, la protagoniste de Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre, puise dans sa passion pour le dessin et pour l’art la force de résister à la violence et à l’injustice imposées par la police stalinienne. Où Josie Moraine puise-t-elle sa force pour parvenir à s’extraire de la violence du Quartier français de La Nouvelle Orléans ?
Ruta Sepetys: Dans les livres ! Elle s’échappe dans leur monde de fictions. C’est ce qui la sauve, ce qui lui fait du bien. A travers les livres, elle rencontre des personnages qui la sortent de sa solitude, qui sont à la fois des amis, des modèles. C’est ce qui la porte.
Silvia Galli: Est-ce pour cette raison que Josie s’invente un père avec qui le lien se fait à travers un personnage de fiction sorti d’un roman de Dickens ?
Ruta Sepetys: Oui, pour elle c’est important de pouvoir s’imaginer son père. Pour 50% elle sait qu’elle est la fille d’une horrible mère et – comme on a tous besoin de connaître nos racines – elle a besoin de se dire que son père sera meilleur, qu’elle a aussi un 50% d’elle même dont l’origine est meilleure. C’est pour ça qu’elle fabrique une liste de pères possibles et, lorsqu’un homme arrive qui correspond à son idéal positif, qui estime son travail et apprécie les mêmes livres qu’elle, elle se dit que oui, peut-être, pourquoi pas, cet homme pourrait être son père.
Silvia Galli: Josie n’a pas la chance, comme Lina, de grandir auprès d’une mère aimante, exemple de droiture et de courage dans l’adversité. La mère de Josie est une prostituée. D’un égoïsme absolu, elle n’hésite pas à voler sa propre fille. Pourtant, Josie n’est pas seule. Son principal ange gardien est aussi une femme, Willie, Madame Willie. Pouvez-vous dire quelques mots sur ce personnage haut en couleurs ?
Ruta Sepetys: Josie et sa mère sont un peu comme les personnages du film de Jean Cocteau La Belle et la Bête. Willie, elle, ressemble à une bonne fée, la marraine de Josie. De fait, on ne peut pas dire qu’elle soit une marraine dans le sens traditionnel. Elle n’est pas tout à fait dans la norme de ce qu’on attendrait d’un ange protecteur. Mais qu’est-ce que ça veut dire être normal ? Qui peut dire ce qu’est la norme et comment il faut être ? Willie est comme elle est. C’est une femme très seule et le lien qui la lie à Josie est aussi important pour elle qu’il l’est pour Josie. A` elles deux, elles se sont créées une famille. J’avais envie de montrer que la famille que l’on choisit, que l’on se crée, est aussi importante que celle dans laquelle on naît. C’est ce que fait Josie : elle se construit une famille avec Willie, avec son fidèle domestique Cokie, et avec les autres qui l’ont aidée à grandir et à se protéger de son horrible mère et de son tout aussi horrible amant, Cincinnati.
Silvia Galli: Pour Willie vous vous êtes inspirée d’une personne réelle, Norma Wallace, qui a vécu à la Nouvelle Orléans au siècle dernier. En quoi cette figure vous a-t-elle séduite ?
Ruta Sepetys: J’ai découvert Norma Wallace dès que j’ai commencé à faire des recherches sur la vie à La Nouvelle Orléans dans les années 50 à 60. Elle était une des personnes les plus connues du Quartier Français, où elle entretenait des maisons closes. L’écrivaine Christine Wiltz lui a consacré un livre fascinant et elle a été elle même absolument fascinée par cette femme. Elle était au centre de toutes les affaires de la ville, à la fois dans le rôle du gangster chef de bande et de la maman. Ce contraste de caractères m’a paru particulièrement intéressant en tant qu’écrivaine. Norma Wallace a toujours fait preuve d’une indépendance exceptionnelle pour l’époque et d’une grande intelligence. Elle savait aussi entretenir sa propre légende et, à la fin de sa vie, elle a enregistré sur des bandes magnétiques son histoire. Cela m’a fourni un matériel de première main très riche et une grande source d’inspiration. J’ai pu entendre dans sa voix un véritable « amour » pour la vie dans ses maison closes et pour le métier qu’elle y menait. Elle était fière de gérer une maison de bonne renommée et de se savoir « bonne » dans ce business. Pour elle c’était une revendication de bien mener ces affaires.
Silvia Galli: Norma Wallace a dit d’elle-même qu’elle aurait pu être, en d’autres circonstances, un « capitaine d’industrie ». Malgré le contexte où elle évolue, Willie aussi est une figure de femme qui s’assume et qui manipule le désir des hommes, comme son modèle. Dans la Nouvelle Orléans des années 50, pourrait-elle représenter une sorte de féministe décalée ?
Ruta Sepetys: Dans mes livres je n’aime pas pousser le lecteur vers une interprétation univoque. Je n’aime pas donner des leçon ou construire un genre. Mais j’aimais l’idée que Willie puisse évoquer une forme d’indépendance féminine dans un contexte particulier.
Silvia Galli: Ce thème du féminisme apparaît de manière discrète dans d’autres éléments du roman, par exemple lorsque Josie veut aller à l’université, elle voudrait aller à Smith parce qu’elle sait qu’il y a là bas des cercles d’étudiants qui luttent contre la ségrégation raciale et pour les droits des femmes. C’est important de rappeler ces luttes et ces aspirations aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui ?
Ruta Sepetys: Encore une fois, je ne souhaite pas m’inscrire dans un genre. Mais, parfois, il est facile pour les jeunes d’aujourd’hui de considérer toutes les opportunités dont ils jouissent comme des chances garanties de droit depuis toujours et pour toujours. A l’époque de Josie, les filles de classes sociales favorisées pouvaient tout à fait avoir une bonne éducation et aller à l’université. Mais après, de toute façon, elles étaient censées retourner à la maison, avoir un mari, s’occuper des enfants et être des bonnes épouses. Les filles comme Josie, quant à elles, travaillaient souvent comme vendeuses, ou comme serveuses de restaurant, mais elles n’osaient même pas espérer entrer à l’université. C’était une période très complexe et pleine de contradictions. En fait, pendant la seconde guerre mondiale, comme les hommes étaient partis se battre, beaucoup de femmes avaient été embauchées pour faire des boulots d’hommes. Beaucoup de femmes s’étaient mises à travailler. On voyait des affiches avec des publicités de recrutement mettant en avant des femmes qui montraient leurs muscles, à la façon des ouvriers hommes. Quand la guerre est finie, que les hommes sont rentrés, elles ont été renvoyées à la maison. Mais elles avaient aimé travailler, elles en avaient été heureuses. Cela a provoqué beaucoup de colère chez certaines femmes. Les années 50 étaient donc une période compliquée pour les femmes, pleine de tensions dans les maisons et dans la société.
Silvia Galli: En lisant Big Easy, j’ai été frappée par la présence de la musique dans l’histoire. Il y a une bande son indissociable du récit : les musiques qui animent les fêtes de la ville, le jour de l’an et le carnaval, les airs dans les fêtes privées, les danses dans la maison close, les motifs que fredonne Josie pour contrôler ses émotions, le piano de son ami d’enfance Patrick, le jazz de son autre ami Jess, et tant d’autres. Pouvez-vous dire quelques mots sur cette mélodie ? comment l’avez-vous composée ?
Ruta Sepetys: Tout d’abord, avant de parler de la musique dans l’histoire, il faut remercier la traductrice,Bee Formentelli, pour avoir su rendre toute la musicalité de ce texte dans sa langue originale, ce qui est extrêmement difficile dans une traduction. J’ai travaillé pendant plus de 20 ans dans la production musicale et la musique est très importante dans ma vie, pour mon bien être, comme expression des affects et des émotions. Quand j’écris, je lis toujours à voix haute ce que je viens d’écrire pour en entendre le rythme, pour vérifier que j’y retrouve une certaine musicalité. Il y a toujours un risque que cette musicalité soit perdue dans la traduction. Or ici ce n’est pas le cas (Bee Formentelli intervient en expliquant qu’elle procède de la même manière, c’est-à-dire en relisant au fur et à mesure le texte à haute voix). En plus de cette musicalité du texte, il y a aussi la musique comme élément de l’histoire. Par exemple, pour le personnage de Patrick, tous les auteurs, les compositeurs et les chanteurs qu’il joue et qu’il écoute ont quelque chose en commun qui révèle quelque chose de sa personnalité. Ils donnent une sorte de clef pour comprendre qui il est, en particulier sur ses penchants sexuels. C’est une chose dont je me suis rendue conte qu’elle a échappé aux lecteurs américains avec qui j’en ai parlé. Mais je me sers de ce genre de référence pour construire mes personnages. Pour moi la musique est un chemin pour construire des miroirs de mes personnages.
Silvia Galli: En tant que libraire, j’ai été très touchée par la place que vous accordez dans Big Easy à la librairie de la famille Marlowe, un véritable refuge pour Josie mais, aussi, un espace de liberté et un lieu où elle se forme. Est-ce un hommage que vous rendez à la place que les livres ont eu également pour vous dans votre formation ? Des livres et de la musique, qu’est-ce qui a le plus compté pour vous ?
Ruta Sepetys: Les deux ont vraiment compté. D’abord les livres, depuis que j’étais toute petite et même si j’ai eu des difficultés pour apprendre à lire. Cela n’a été réellement pas facile pour moi. Mais j’aimais les livres, j’aimais les histoires et j’adorais qu’on me raconte des histoires. Je demandais tout le temps qu’on m’en lise. Alors ma mère lisait pour moi et feuilletait mes livres avec moi en me montrant les images pendant qu’elle lisait, en prenant le temps de m’expliquer les mots. Longtemps elle a fait cela comme si j’étais encore un bébé, alors que ma sœur et mon frère lisaient déjà tout seuls et étaient extrêmement brillants … Donc, d’abord, il y a eu des histoires. Puis, un jour, j’ai réalisé que comme il y avait des histoires dans les livres, on pouvait mettre des histoires dans la musique. La musique lyrique se construit autour d’une histoire et même les chansons de rock & roll racontent des histoires. Les histoires ont été ce qui a toujours compté pour moi, d’abord dans les livres, puis dans la musique, aujourd’hui dans les deux.
Silvia Galli: On suit Josie dans La Nouvelle Orléans des années 50 mais la ville a aujourd’hui changé. Y êtes-vous retournée depuis sa dévastation par l’ouragan Katrina (2005) ?Où est-ce qu’en était l’écriture de votre roman au moment de cette catastrophe ?
Ruta Sepetys: J’ai commencé à écrire le roman après Katrina et j’ai pu voir l’évolution de la reconstruction de la ville au fur et à mesure de mon écriture. Au départ, plus rien ne ressemblait à la Nouvelle Orléans dont je parlais dans mon histoire. Par exemple, il ne restait rien de la maison de Norma Wallace. Maintenant elle a été entièrement refaite : un petit immeuble confortable, moderne à l’intérieur, peut-être un peu trop propre pour une ancienne maison close. Pendant que j’écrivais, j’ai réfléchi à comment, étrangement, les gens de La Nouvelle Orléans et le peuple lituanien se ressemblent : les deux sont des survivants, ils sont habités par le sentiment d’avoir survécu à un drame immense.
Propos recueillis par Silvia Galli (2013)