L. Franck Baum, l’auteur du Magicien d’Oz, est un pur produit de l’entertainment américain naissant. C’est encouragé par sa belle-mère qu’il s’est lancé dans l’écriture après s’être fait la main sur ses enfants. Le Magicien d’Oz est rapidement devenu un phénomène éditorial. En France seul le premier tome de la saga continue d’être édité par les principaux éditeurs de jeunesse mais il en existe en tout quatorze volumes! C’est à Hollywood que L. Franck Baum a continué de faire vivre le monde d’Oz en adaptant lui-même ses romans dans plusieurs films. Vingt ans après sa mort (1919), plus de dix millions de livres d’Oz sont vendus à travers le monde et c’est en 1939 que Victor Leming réalise la plus célèbre adaptation du roman avec Judy Garland. Elle y interprête la mythique chanson Somewhere Over The Rainbow. Pour «adapter sans détruire la magie» il ne faudra pas moins de quatorze scénaristes et cinq réalisateurs.
La première fois que j’ai eu en main l’adaptation du Magicien d’Oz aux éditions des Quatre Fleuves, il y a de cela quelques mois, je me suis surpris à ouvrir plusieurs fois l’album à la page de la capture de Dorothée et de ses amis par les singes ailés de la Sorcière de l’Ouest. En vertu d’une puce dissimulée dans la couverture, on peut entendre les ricanements des créatures fantastiques et surtout le rire de la méchante sorcière. Je suis d’ordinaire plutôt rétif à ce genre de gadgets qui permettent notamment chez ce même éditeur de revivre «en mono» l’agonie des passagers du Titanic à l’ouverture de la double page du naufrage… J’ai pourtant ressenti un plaisir saisissant en entendant ce rire si semblable à celui de Margaret Hamilton, l’affreuse, la fabuleuse Sorcière de l’Ouest du film de Victor Leming. J’en suis même arrivé à reconsidérer d’un œil plus favorable l’album qui, sous une couverture de boite de chocolat anglais, cache avec ses inévitables pop-up une adaptation tout à fait honnête du roman de Baum.
Quelques temps plus tard, j’ai voulu revoir le film et j’ai enfin emprunté à la librairie l’édition Folio Junior du roman traduite par Mona de Pracontal. Je suis revenu à Oz de la même façon que j’y avais mis les pieds la première fois, des images du film plein la tête. En relisant Le Magicien d’Oz j’ai beaucoup pensé à Alice au pays des merveilles. Les deux romans ont beaucoup de points communs au delà des dessins de Wallace Denslow qui donnent à voir un monde de poupées autour d’une Dorothée aux airs de bébé joufflu dans un décor style art déco. Le Magicien d’Oz est sans doute moins brillant mais il possède lui aussi cette dimension philosophique et cet humour qui justifient d’y revenir. La fadeur légèrement irritante de Dorothée met en valeur la véritable originalité du trio qui l’accompagne dans ses aventures. Le meilleur du roman, beaucoup plus riche en péripéties que le film, est justement à trouver dans les dialogues du trio et dans le beau motif ternaire tout droit hérité du conte traditionnel qu’ils impriment au rythme du récit. Les héros voyagent à Oz comme sur un plateau de jeu de l’oie: le caractère prévisible de l’intrigue est compensé par une multitude de variations, de rebondissements où parfois l’émotion affleure de façon inattendue au détour d’une page. Celle du récit de l’épouvantail de sa propre création est d’une très grande beauté et m’a particulièrement touché: «Ma vie a été si courte, jusqu’à présent, que je ne sais vraiment rien du tout. Je n’ai été fabriqué qu’avant hier! J’ignore complètement ce qui s’est passé dans le monde avant. Heureusement, quand le fermier a fait ma tête, l’une des choses par lesquelles il a commencé, c’est de me peindre des oreilles…» Ces pages extraordinaires témoignent du grand talent de L. Franck Baum. Car Le Magicien d’Oz n’est pas qu’une jolie mécanique colorée et fantaisiste. Derrière l’obstination de Dorothée et de ses compagnons, le roman donne à lire une histoire plus sombre d’un monde hanté par la nostalgie de l’enfance et par l’impossibilité du retour. Relire un roman aimé dans sa jeunesse, c’est mettre à l’épreuve cette nostalgie. C’est prendre le risque d’être déçu sinon de décevoir le lecteur que nous avons été. Je me souviendrai toujours de ma déception d’enfant en apprenant la vraie nature du magicien, de mon désir contrarié de trouver dans le roman une autre fin que celle du film. Le roman de L. Frank Baum contient sa propre démystification et c’est certainement ce qui rend sa capacité à fasciner encore stupéfiante. Comme si son dénouement s’adressait déjà au lecteur que nous allions devenir. Le magicien d’Oz, derrière qui il est aisé de voir l’auteur lui-même, demeure magicien en dépit de ses mensonges et de son incompétence. En offrant aux héros ce qu’ils avaient déjà, Oz délivre avec une fausse modestie savoureuse un message que certains pourrons lire simplement comme une morale destinée aux enfants trop sages. J’aime l’idée qu’il y a là autre chose, comme une adresse mystérieuse à ceux qui devront se contenter loin d’Oz de la magie des mots. «– Ep-pé, pep-pé-kak-ké! – Hil-lo, ho-lo, hel-lo! – Ziz-zy, zuz-zy, zik!» (sortilège d’invocation des singes ailés; se munir au préalable du chapeau magique de Gayalette…) Gwendal Oulès, librairie Récréalivres – Chronique parue dans le n° 63 de Citrouille
Bibliographie :Le Magicien d’Oz, L.Frank Baum, trad. Mona de Pracontal, ill. William Wallace Denslow – Éd. Gallimard Jeunesse, Folio Junior Le Magicien d’Oz, L.Frank Baum, adapt. de Sabine Minssieux, ill. Paul Hess – Éd. Quatre Fleuves Le Magicien d’Oz, Victor Leming, Warner Bros Pictures Dictionnaire des lieux imaginaires, Alberto Manguel et Gianni Guadalupi – Éd. Actes Sud. Pour la carte d’Oz et l’histoire complète du royaume. Cosmoz, Claro – Éd. Actes Sud. Relecture brillante du roman de Baum. Pour les grands.