Roald Dahl, mon père – par Lucy Dahl

  • Publication publiée :18 septembre 2016
  • Post category:Archives
Roald Dahl, par Quentin Blake©

Un texte de Lucy Dahl, la fille de l’auteur du Bon Gros Géant. Traduction de Marie Leymarie. Merci aux éditions Gallimard Jeunesse pour leur autorisation de publication.


«Je vis à Los Angeles. Quand on me demande d’où je viens, je réponds toujours: d’Angleterre. Comté de Buckinghamshire, entre Londres et Oxford, un petit village qui s’appelle Great Missenden.

En effet, si on regarde une carte des Chilterns ou sur Google, c’est là d’où je viens et c’est là que j’ai passé mon enfance; mais d’où je viens VRAIMENT n’a pas de nom. Je viens d’un pays de magie, de sorcières, de géants et de Minuscules, de forêts et de prairies, de trèfles à quatre feuilles et de pissenlits sur lesquels on souffle pour faire des vœux – je viens de l’imagination de mon père, Roald Dahl.

Notre petite maison était nichée au creux d’une vallée, au cœur d’un verger; les branches des arbres se couvraient de fleurs au printemps et ployaient sous le poids des pommes à l’automne. Les bras solides et protecteurs du plus grand des arbres accueillaient notre cabane d’enfants – une simple plate-forme constituée de planches que notre père avait clouées ensemble, munie d’une mince rambarde en bois, mais qui nous paraissait si haute, si magnifique et si secrète qu’on y passait des heures entières. De là-haut, on apercevait la petite remise en brique, blanche, où travaillait papa, assez proche pour qu’on la voie, mais assez éloignée pour qu’il ne puisse pas nous entendre. On le savait occupé à écrire.

Le BGG dormait quelque part en bas, car il avait sa maison sous les arbres du verger. Il dormait, forcément, c’est un être nocturne – il passe ses nuits à souffler des rêves aux enfants assoupis; et malgré l’ouïe extraordinairement fine que lui confèrent ses oreilles immenses, on savait que nos rires d’enfants étaient pour lui de véritables berceuses.

Fantastique Maître Renard, sa famille et ses amis, Blaireau, les lapins et les taupes se trouvaient sous l’Arbre aux Sorcières ou alors dans les tunnels souterrains qui menaient aux fermes et boutiques du village. Les Minuscules étaient un peu plus loin, dans la forêt, mais assez près pour qu’ils puissent nous voir et nous, savoir qu’ils étaient là; on entendait parfois un Minuscule siffloter. On était prêts à le jurer, on l’avait vraiment vu! Mais quand on regardait à nouveau, il avait disparu. Même la tortue Alfred était là, les mois d’été – elle faisait lentement le tour du potager et mangeait tout ce qu’elle pouvait avant qu’on la mette dans sa boîte en bois garnie de paille, dans la cabane à outils, où elle dormait tout l’hiver d’un sommeil paisible.

Dans notre jardin, il y avait une vieille roulotte, authentique, qui, entre ses murs en bois, gardait jalousement toutes les traditions, les sortilèges et les secrets des gitans. Elle n’avait pas changé depuis l’époque où elle était habitée par une famille qui vivait dans la forêt des Minuscules, en amont de notre verger, de l’autre côté de la ferme des Redding. Leur patriarche passait parfois à la maison pour aiguiser nos couteaux, que papa lui confiait toujours. On n’était pas des romanichels, mais la vie qu’on menait ressemblait sans doute davantage à la leur qu’à celle de nos camarades de classe. Les aléas de l’existence ont fait que leur superbe roulotte a échoué chez nous, où elle est devenue notre salle de jeux. Encore aujourd’hui, on peut la voir, parfaitement entretenue, qui trône fièrement dans le jardin de notre maison, la bien nommée Gipsy House: Maison des Gitans.

Mes camarades de classe adoraient venir à la maison, où soufflait un vent de fantaisie. Il y avait toujours quelque chose en cours d’invention ou de construction, et on nous faisait participer à tout. La nourriture était toujours exquise, car rien n’était normal, pas même l’eau, très chargée en calcaire à cause des collines des Chilterns. On savait que son allure trouble venait du dentifrice du BGG. «Délicieux», disait papa, et on le croyait sur parole.

On mangeait les choux rouges que la reine nous envoyait du palais de Buckingham et, après chaque repas, des chocolats de Willy Wonka; on ne mangeait jamais d’œufs ordinaires, mais des œufs des Minuscules (caille) ou des œufs du BGG (canard). Si par exception nos œufs avaient une taille normale, c’était Fantastique Maître Renard qui les avait «empruntés» à une ferme et nous les avait déposés. Même le bacon était trop bon, car papa en ôtait la couenne, le faisait frire et on le plongeait dans nos œufs à la coque en guise de mouillettes – «Il faut savoir se faire des petits plaisirs!» disait papa.

Il nous arrivait souvent de trouver dans le réfrigérateur, au milieu des bouteilles normales, du lait vert ou bleu (grâce à quelques gouttes de colorant alimentaire ajoutées secrètement). «Livraison spéciale de la Grandissime Sorcière», annonçait papa. Il faisait une pause avant de continuer: «C’est une chance que vous ayez été à l’école, les mômes. Elle aurait reniflé l’odeur de caca de chien depuis le chemin et on n’aurait jamais eu du lait de sorcière.» Mon père utilisait ces laits colorés pour fabriquer de délicieuses potions de sorcière qu’on sirotait, ma sœur et moi, avant d’aller dormir, pendant qu’il nous racontait des histoires – il n’avait pas encore écrit Le Bon Gros Géant ni Matilda ni Sacrées Sorcières, et c’est ainsi que nous avons eu droit à notre propre version. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’il développait ses personnages soir après soir, en observant nos réactions: ce qui nous faisait rire, ce qui accrochait notre attention ou, au contraire, nous faisait bâiller.

On n’avait pas peur des horribles Sorcières qui détestaient les enfants, car papa avait accroché au plafond de notre chambre une vingtaine de «boules de sorcière» en verre soufflé du XVIIIe siècle. De toutes les tailles et de toutes les couleurs, elles jouaient le rôle de miroirs convexes à destination des sorcières qui auraient osé s’approcher de notre fenêtre: «Quand elle croisera son reflet, elle aura la trouille de sa vie et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle se sera envolée.»

Dans notre vie, il y avait un aspect bien moins drôle, mais inévitable: l’école. Papa nous encourageait à y «mettre un peu de piment». Il nous racontait ses bêtises d’enfant, «mais, rappelez-vous, tout l’art est de ne jamais se faire prendre! Si vous vous faites prendre, vous êtes des crétins». On connaissait, par exemple, les histoires qu’il a racontées, plus tard, dans Moi, Boy. Et si on se faisait prendre, il ne se mettait pas en colère, il était juste un peu déçu, ce qui était pire que toutes les punitions que pouvaient nous donner nos professeurs. Cependant, si l’un d’entre eux se montrait méchant ou excessif, il recevait toujours une lettre manuscrite de mon père.

Comme dans toutes ses histoires, papa savait que l’école était ennuyeuse et monotone, mais qu’on n’avait pas le choix, qu’il fallait bien apprendre les tables de multiplication. Cependant, au lieu de les répéter en boucle jusqu’à ce qu’elles rentrent dans nos cervelles saturées, papa les avait transformées en comptines rythmées; on les scandait dans la voiture en allant à l’arrêt de bus, pendant qu’on préparait le petit déjeuner ou qu’on cherchait des champignons ou des fées dans les bois. Notre professeur de maths avait été stupéfait de voir à quelle vitesse, moi, l’élève rebelle, j’avais retenu mes tables.

L’inconvénient d’avoir un père un peu connu (mais quand j’étais enfant, il n’était pas célèbre comme aujourd’hui), c’est que chaque fois qu’on était invités à un anniversaire, il insistait pour offrir un livre dédicacé. Je me souviens que je marmonnais que nos amis n’avaient rien à faire d’un livre, qu’ils préféreraient un Action Man ou un jeu, mais il répondait toujours: «N’importe quoi. C’est un cadeau formidable, il/elle va adorer.» Que répondre à cela? «Non, pas du tout»? C’est ce qu’on disait. Et il rétorquait: «C’est important que les enfants lisent et mes histoires sont épatantes.» On le savait bien, mais bon, ça restait un livre!

Voilà pourquoi, quand les gens me demandent de quelle région d’Angleterre je viens, il m’est bien plus facile de répondre: «Du comté de Buckinghamshire, un petit village qui s’appelle Great Missenden.» Qui pourrait comprendre d’où je viens vraiment? Du pays de Dahlerie, un endroit où il se passe toutes sortes de choses magiques. Mais comme disait papa, «ceux qui ne croient pas à la magie ne la verront jamais». De même, personne n’entendra jamais résonner dans mon cœur la musique de mon enfance, où les rêves du BGG se réalisaient pour de vrai.»

Lucy Dahl