Sophie Chérer : Tout l’Univers… des mots

  • Publication publiée :10 juin 2017
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D’où viennent les mots dont nous nous servons tous les jours pour parler, penser, lire et écrire? Comment sont-ils nés? Pourquoi portent-ils un nom plutôt qu’un autre pour désigner leur réalité? Et si le savoir nous donnait à comprendre la vie, à nous comprendre? Une interview de Sophie Chérer par Pierre Cerfontaine (librairie L’Oiseau Lire à Visé) à propos de Renommer, un ouvrage qu’elle a conçu comme… un volume de Tout l’Univers.
 
PIERRE CERFONTAINE: Tu as entrepris des études de droit. Y a-t-il eu un lien entre ta volonté de devenir juriste et l’écriture pour la jeunesse?
SOPHIE CHÉRER: À dix-huit ans, à l’âge où les filles couvrent les murs de leur chambre de photos de beaux mecs, acteurs, chanteurs, vedettes, moi j’avais affiché dans la mienne les portraits de deux juges, mes deux modèles, Jacques Bidalou et Pierre Michel (qui étaient de beaux hommes aussi d’ailleurs!) Ma vocation de juge était née de la lecture d’un roman de Gilbert Cesbron, Chiens perdus sans collier, et s’était nourrie de la lecture des aventures et des arguments juridiques de ces deux justiciers rebelles. L’un a été assassiné, l’autre, révoqué, dans des circonstances romanesques. J’ai désiré les venger. Je me suis sentie impuissante à le faire autrement qu’en devenant romancière, et j’ai raconté ce changement de carrière, qui est une fidélité intime, dans Ambassadeur de Sparte à Byzance
PIERRE CERFONTAINE: Les mots, leur utilisation, ne sont-ils pas ce qui unit les deux professions?
  Bien sûr, car comme un écrivain, un juge digne de ce nom possède un style. C’est-à-dire que, tout en respectant les règles, la loi, et la Constitution, ou la syntaxe et l’orthographe – mot qui signifie l’écriture droite, juste –, chacun reste libre de les interpréter et de les appliquer à une situation précise. Excuser la colère d’un chômeur en invoquant son «état de nécessité morale» comme le fit Bidalou, c’est inventer son propre style, donc une façon unique de voir la vie et les autres.
PIERRE CERFONTAINE: Tu viens de publier Renommer à l’école des loisirs. Le livre est un objet littéraire non identifié. Il n’est pas un roman, pas un essai, pas un dictionnaire. Comment pourrais-tu le définir?
  Quand j’étais enfant, j’adorais plonger dans une encyclopédie en vingt-et-un volumes qui s’appelait Tout l’Univers et qui se présentait sans aucun classement, ni alphabétique, ni chronologique, ni rien. Ce qui fait qu’à chaque page tournée, on avait une surprise! J’en ai gardé l’idée que la connaissance est romanesque et réjouissante. Renommer, ce serait un volume de «Tout l’Univers des mots». C’est un recueil d’histoires qui saute du coq à l’âne, et du loup à l’agneau, et de l’œuf à la poule, et vice versa… Un livre espiègle.
PIERRE CERFONTAINE: Pourquoi as-tu ressenti le besoin d’écrire ce livre?
  Je suis convaincue que l’étymologie nous ramène à de grandes questions. Nous demander d’où vient tel mot nous interroge en écho: «d’où venons-nous?» et apprendre des histoires drôles, profondes, révolutionnaires, surprenantes sur les mots, leur origine, leur évolution, nous rappelle que notre vie a un sens, comme le langage doit avoir un sens commun, pour être un outil de dialogue, de fraternité, d’amitié entre nous. La puissance des mots est immense. Pour peu que nous leur donnions tout leur sel, ils nous aideront à retrouver le goût de vivre et la paix, intérieure comme extérieure, à laquelle nous aspirons tous en profondeur.
PIERRE CERFONTAINE: Qu’est-ce qui a déterminé le choix des mots sur lesquels tu t’es penchée?
  L’envie d’aider l’esprit critique à s’épanouir, le plaisir de transmettre des histoires réjouissantes, la chance de parler, sans donner de leçon, de tout ce qui me tient à cœur: l’amour de la Nature, l’admiration pour les rebelles, la défiance envers les discours officiels. Certains mots sont comme l’enfant du conte d’Andersen: ils crient que l’empereur est nu. Grâce à l’étymologie de mots comme Crise, Bio, École, Performance, Pollution, Médias, Obéir ou Boycott, on peut déjà développer sérieusement sa fibre révolutionnaire. J’ai voulu qu’on s’amuse aussi, en apprenant la vérité sur des noms de couleurs, d’animaux, ou de parties du corps humain. Un exemple: plutôt que de dire «c’est pas joli, joli d’être xénophobe ou raciste!», je donne la composition d’un repas, et les origines des mots des dizaines de mets cités nous font prendre conscience que la plupart des aliments viennent d’ailleurs, et que l’étranger est un trésor.
PIERRE CERFONTAINE: Renommer représente une somme de travail et de recherche colossale. Comment t’y es-tu prise?
  Colossale, c’est vrai, mais pas esclavagiste. Je suis mon propre patron quand j’écris, et un patron bienveillant à l’extrême: ni horaires, ni somme quotidienne de travail, ni culpabilité, ni compétition, ni stress. Liberté, liberté chérie! J’avais sans doute ce projet en tête, inconsciemment, depuis très longtemps. Je prenais des notes au cours de mes lectures, je piochais dans des dictionnaires très variés, dès que j’apprenais une anecdote de vocabulaire, je tendais l’oreille et je creusais le sujet, j’étais curieuse des autres langues dites mortes qui sont au contraire «hors d’âge» comme un très grand alcool, et immortelles. Donc j’ai butiné, engrangé, digéré beaucoup de choses et, tout naturellement, quand c’était le moment, un élixir est sorti de ces fûts bien garnis. J’ai passé quatre ans à mettre le tout en forme et en ordre. Je n’ai jamais voulu de contrainte éditoriale, ni date butoir, ni longueur obligée. Mon éditeur m’a laissé la bride sur le cou. Il m’a seulement priée d’ajouter le mot Vachement à ma liste, parce qu’il voulait un exemple de mot qui vienne de la rue, et d’en supprimer trois, qui n’étaient pas au point: Argent, Avorter et Voilà.
PIERRE CERFONTAINE: Quel public espères-tu toucher?
  J’espère toucher les individus un par un, et principalement ceux que l’éducation passionne. Tous les curieux, de douze à cent sept ans, tous ceux qui croient qu’une vie meilleure est possible, et que les livres peuvent y contribuer. J’espère que Renommer alimente le désir de revenir à des valeurs dignes de ce nom et d’envoyer valser les faux moteurs de notre société que sont la vitesse, la peur, l’argent roi, l’égoïsme, le mensonge, les maladies absurdes et l’obsession de la compétition qui commencent à sérieusement nous fatiguer, n’est-ce pas? Écrire et lire sont des travaux de fourmis, et c’est en fourmis persévérantes et patientes qu’il faut les pratiquer.
PIERRE CERFONTAINE: Le livre est exceptionnellement illustré par Philippe Dumas. Comment avez-vous collaboré?
  Philippe ayant été, à huit ans, un petit patient de Françoise Dolto, il m’avait raconté sa psychanalyse et avait illustré un chapitre de Ma Dolto, que j’ai publié en 2008 chez Stock et qui reste disponible dans la collection Medium. Quand il s’est agi de trouver un illustrateur pour Renommer, mon éditeur lui a confié le manuscrit, et, dans une série de petits carnets, il a croqué de chic, le plus spontanément possible, ce qui l’inspirait. Et ses traits, qui sont aussi des traits d’esprit, donnent au livre une cohérence et une légèreté qui me comblent. La preuve: nous avons choisi d’en mettre treize en couverture.

Propos recueillis par Pierre Cerfontaine, librairie L’Oiseau Lire à Visé

Cet ouvrage n’est pas un roman, ce n’est pas un essai, ce n’est pas un dictionnaire, mais il peut se lire comme un roman, comme un essai ou comme un dictionnaire.
D’Abracadabra à Zone, ce sont plusieurs dizaines de mots, classés par thèmes, qui s’offrent à vous pour dévoiler leur sens premier. La promenade est de celles qu’on n’oublie pas : feuilleter, lire distraitement un commentaire, s’arrêter sur un thème. C’est en cela que, ma foi, il y a de l’encyclopédie dans ce volume…
Et puis, et surtout… Ce livre, vraiment extraordinaire, vous donne le moyen d’enrichir le vocabulaire grâce à l’étymologie. Et puis, et encore : apprendre pourquoi le complexe s’appelle «Œdipe» ou le refus de l’injustice «boycott»… Il y a de l’essai dans ces explications qui nous plongent dans l’histoire des mots et dans l’histoire des hommes.
Dans ces textes d’un humour enthousiasmant, parfois même ébouriffant, voire un chouïa caustique, vous découvrirez aussi quelques vérités sur la vie, la société, la nature, le travail… Ces mots dont nous nous servons tous les jours pour parler, penser, lire et écrire, ne se font-ils pas romans quand ils nous délivrent ainsi, sous la plume de Sophie Chérer, leurs secrets de famille ?
Comme elle le dit elle-même : « Voir les mots sous un jour neuf et précis, c’est revoir le monde avec espoir et gourmandise ». Et pour reprendre une expression bien à nous : dans un monde idéalisé, ce livre se trouverait sur toutes les tables, dans tous les foyers, dans toutes les classes, pour être ouvert, lu, par petits bouts, en commençant par le début, la fin ou le milieu tant, in fine, il nous plonge dans notre propre histoire.
Librairie Sorcière L’Oiseau Lire à Visé