Sport ou librairie, faudrait-il choisir ?

  • Publication publiée :18 juin 2014
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Un article du dossier DU SPORT DANS LES LIVRES, paru dans le n°47 de Citrouille, 2007

1973…
Etudiant en Science Politique, militant au Parti Socialiste, questionné par les rapports adultes/enfants, la transmission des valeurs et l’imposition des normes, je lis un ouvrage publié dans  la Petite Collection Maspero en 1972, Sport, culture et répression, un recueil d’articles de Ginette Berthaud, Jean Marie Brohm, François Gantheret et Pierre Laguillaumie. 

C’est ce livre qui a décidé de mon travail de doctorat : Les partis de gauche et le sport,  une analyse des caractéristiques structurelles du sport, des réactions face à lui de la SFIO et du Parti Communiste durant le XXe siècle et de propositions critiques pour une activité physique ludique…

Sport égale compétition, compétition égale exclusion !…

«  Le sport est un système institutionnalisé des pratiques compétitives à dominante physique délimitées, codifiées, réglées conventionnellement dont l’objectif avoué est, sur la base d’une comparaison de performances, d’exploits, de démonstrations, de prestations physiques, de désigner le meilleur concurrent ou d’enregistrer la meilleure performance » écrit Jean-marie Brohm…


Quête de la réussite, exclusion des moins bons. Peut-on être de gauche et favorable à la compétition ? Nous sommes quelques uns à penser que non, quelques uns seulement !…


ac0eeee78e1f8dfb20506909fe573a77.jpgEncerclement idéologico-pratique de l’enfant…

Pour répondre aux exigences des entrainements et des compétitions, il faut un accord parental fort, leur adhésion exclusive au seul service du sport. Conduite aux entraînements, encouragements, participation aux déplacements/rencontres, maintien énergique dans la ligne sportive quand d’autres désirs naîtront chez cet enfant…

Dans le monde de l’enseignement, il y a d’abord eu la période d’éducation physique et militaire (1870), la phase hygiéniste après 1920 (Hébert), puis l’image du sport pénétrera progressivement dans les cours, surtout après 1960. Si certains enseignants essaient de résister à la logique compétitive en faisant pratiquer plusieurs activités, en favorisant la coopération, ils sont infiniment minoritaires…

Quand l’objectif est de gagner, dans le club on rejette les moins performants et on cherche à attirer les plus brillants  – et en avant les avantages financiers et « avantages annexes », voiture, logement…

Quelle est le sens et la réalité du « local », de la ville, quand les joueurs de l’équipe sont achetés à travers le monde ?…

Pour acheter, il faut réunir de l’argent. On peut s’amuser (tristement !) à comparer l’accroissement, depuis ces vingt dernières années, des marques publicitaires sur le corps des sportifs, sur l’environnement géographique (pourtour des stades, éléments du terrain, autres). Imaginons l’occupation qui ne saura tarder des rares espaces encore vides de publicité !…

Argent, dont la pureté est appréciée pour acheter les joueurs à un moment donné de l’année, pour financer les équipements et les entraînements;  mais argent impur s’il sert à payer l’adversaire pour qu’il vous laisse gagner. La différence est subtile !


Illusion de la pureté du jeu…

Amusante dénonciation actuelle du dopage ! Doper le corps pour lui donner plus de force, d’énergie, mettre la science au service de l’amélioration des capacités physiques et psychiques, cela a toujours été le cas depuis la fin du XIXème siècle !…
Le sportif qui s’entraîne toute la journée dans un lieu privilégié sera dopé à l’oxygène par rapport à celui qui ne disposera de conditions moins favorables, qui ne disposera que de quelques heures échappées de son temps de travail. Les sélectionnés français des JO de Mexico qui s’entraînent préalablement à Font-Romeu pour accroître leurs globules rouges ne sont-ils pas « dopés » de cette manière ?…

Philosophie offensive des gagneurs : « Il faut être un tueur pour vaincre. »…

Aujourd’hui, les moyens de communication qui permettent de vivre les performances au moment de leur création, accroissent l’uniformisation des sensations de tous sur la planète…
Pour comparer les records à travers le monde, il faut normaliser les espaces : une piste de course, un terrain de jeu, une piscine, un stade, un gymnase doivent être identiques quelque soit le lieu. Anéantissement de tout particularisme local, rejet de la culture spécifique pour l’imposition d’une modalité unique  de l’expression humaine…

La Terre au service de la culture de la performance…

Sans oublier que la pratique sportive intensive est l’un des derniers bastions de ségrégation sexuelle : les filles/femmes d’un côté, les garçons/hommes de l’autre…

Refuser la pratique compétitive c’est refuser la vie monorationnelle, linéaire du toujours plus. C’est permettre l’expression des différentes cultures, des temps sociaux variés…
Laisser libre cours à l’imaginaire, inventer de nouvelles règles que l’on partage momentanément avant de les changer collectivement…
Rechercher  les jeux de tradition, aux modèles diversifiés, en imaginer d’autres…
Pratiquer des activités physiques dans des lieux fluctuants, inconnus, pour favoriser les conditions d’adaptabilité…
Valoriser les individus en comprenant leur histoire personnelle, en acceptant des manifestations multiples de leur corporéité plutôt que d’imposer une pratique uniforme, des objectifs productivistes à des corps ignorés…

1980…
J’ai abandonné la recherche en Science Politique pour créer une librairie spécialisée jeunesse. Il y aura une période de chevauchement : travail le week-end sur la thèse soutenue le 2 décembre 1982 et le travail du libraire du mardi au samedi…

Une librairie jeunesse, pour moi, c’était d’abord une mise à disposition de l’enfant d’un espace à sa mesure et répondant à ses désirs…
Livres à sa portée, possibilité de les regarder, s’asseoir pour lire une histoire, respect de son rythme de vie.  Accueil des parents avec poussettes et landaus dans la librairie…


Expliquer qu’il n’y a pas de linéarité dans la lecture…
Grandir, aimer lire, ce n’est pas avaler de plus en plus de pages : un texte court peut être plus riche et plus marquant qu’un roman de 600 pages…
La lecture n’est pas une course de vitesse. Prendre son temps à détailler une illustration enrichit la lecture, développe la compréhension, donne plus de sens au livre…


Si parfois le lecteur prend plaisir à retrouver les mêmes personnages dont il connaît les  particularités, à parcourir les mêmes paysages et à vivre les mêmes situations (dans les séries par exemple), je l’inviterai à découvrir de nouveaux mondes, à vivre des rencontres  inattendues, à s’immerger dans des ambiances inconnues…
Seule la variété des livres permet cette découverte…


Promouvoir des lectures variées, affirmer qu’il n’y a pas d’âge pour découvrir tel ou tel livre, inciter à la rencontre de multiples imaginaires, répondre « aux attentes non formulées » de ceux qui n’aiment pas lire…


Encourager le travail des salariés de l’Association locale « Livre Passerelle » pour lire PARTOUT (salles d’attente des centres de PMI, dans les rues, dans la salle d’attente d’une maison d’arrêt), pour lire AUX JEUNES ENFANTS (dès 4 mois), pour lire à des familles PEU HABITUÉES aux livres…

Toutes ces pratiques relèvent d’une philosophie de vie où la compétition n’a pas sa place…

Bien sûr, réagir avec sourire aux demandes de livres pour filles de 8 ans et garçons de 12 ans. Expliquer  que garçons et filles peuvent, avec intérêt, lire les mêmes livres, les différences de sensibilité ou d’intérêt ne sont pas liées au sexe du lecteur…


Ne pas hésiter à critiquer la mise en place de défi-lecture ! Sous prétexte de stimulation du désir de lire, on transforme la lecture de chacun, personnelle, librement interprétative en données objectives où chacun aurait mémorisé les noms de lieux, les prénoms, la couleur des yeux des personnages. Introduction de caractéristiques compétitives qui n’ont rien à voir avec l’acte de lire sinon valoriser la compétition elle-même… 


A ceux qui vanteront, dans les livres ou dans la vie, la chaleur de la solidarité d’une équipe, je rappellerai les mécanismes d’exclusion de ceux qui n’ont  « pas le niveau »…


Ce métier de libraire jeunesse, si on le souhaite, permet de vivre des relations humaines agréables hors de tout stress de performance. Il n’est assurément pas le seul. Mais il est le mien, celui que j’ai choisi pour dire les valeurs auxquelles je crois…

Alain Fievez, libraire, 2007