Thomas Lavachery, un écrivain visuel

  • Publication publiée :17 mai 2016
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CLOTILDE GALLAND: Nous avons découvert votre écriture avec « Bjorn  le Morphir » que nous avons suivi avec ravissement jusqu’au fin fond des enfers. Ce qui est frappant avec « Bjorn » c’est votre capacité à réinventer un univers vraiment original tout en respectant les codes du genre ; c’est aussi le cas avec Ramulf. Avec tous les ingrédients classiques d’un roman d’aventure moyenâgeux, vous  réussissez à créer un monde complètement singulier. Comment ça marche ? C’est quoi votre « truc en plus » ?


THOMAS LAVACHERY: C’est gentil de dire que j’ai un « truc en plus », c’est un beau compliment.
S’il est vrai que je respecte les principaux codes du roman d’aventures, il est vrai aussi que je veille à ne pas répondre à toutes les attentes du lecteur. Je me permets certaines surprises que d’aucuns jugeraient peut-être risquées, mais qui me semblent essentielles. C’est une façon d’intégrer le caractère fondamentalement aléatoire de l’existence, cette part de chaos… Je déteste les intrigues trop combinées, qui me font penser au travail de l’auteur. Le style trop travaillé, trop orné, me gène pour la même raison.
Pour ce qui est de la singularité de mon monde, je mentionnerais peut-être mon intérêt pour les sociétés traditionnelles. C’est même une passion, que j’ai héritée de mon grand-père, archéologue (il a fait partie d’une expédition célèbre à l’Île de Pâques), collectionneur, amoureux fou des arts qu’on appelait autrefois primitifs. Il a possédé la statuette chimu dont Hergé s’est inspiré pour dessiner le fétiche arumbaya, de L’Oreille cassée. La pièce est aujourd’hui dans une vitrine de la section Amérique des Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles – allez la voir, c’est un chef-d’œuvre !
Je suis un adepte de la collection Terre Humaine, des relations ethnographiques en général et des anciens récits de voyage comme ceux de Lewis et Clark, du Père Huc, d’un jésuite belge nommé Pierre-Jean De Smet sur qui j’ai voulu faire un film… Toutes ces lectures m’ont ouvert l’esprit en nourrissant merveilleusement mon imagination.


CLOTILDE GALLAND: J’ai été frappée en vous lisant par la profusion de détails ainsi que par le coté foisonnant de vos romans…En lisant « Bjorn le morphir » je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux tableaux de Jérôme  Bosch,  Ramulf  convoque plutôt Brughel et ses scènes  villageoises rendues si vivantes par les milles détails qui les composent. Vous avez été dessinateur de BD, aujourd’hui j’ai l’impression que vous écrivez des tableaux…


THOMAS LAVACHERY: C’est vrai que je suis un écrivain « visuel ». Simon Leys oppose les romanciers pour qui le premier déclic consiste en une phrase, un paragraphe, à ceux qui démarrent sur une image. J’appartiens absolument à la deuxième catégorie. C’est la puissance, la séduction d’une ou de plusieurs visions – décors, personnages…-, qui me poussent à écrire. Parfois, comme pour Ramulf, ces visions  viennent bousculer mon planning d’auteur. J’ai comme projet d’attaquer la suite de Bjorn, et voilà qu’un univers inattendu me saisit et m’emporte vers d’autres cieux. Je pourrais résister, suivre sagement mes plans, mais j’ai la conviction que ce serait une grave erreur. Car ces visions et leur attrait sont un gage… je ne dirais pas de réussite, ce serait prétentieux. Disons qu’elles me garantissent une écriture passionnée.
Tout au long du processus, les images défilent comme dans un film et je m’applique à les restituer de mon mieux. Dans cet exercice – faire exister un décor peuplé, avec l’atmosphère non seulement visuelle mais aussi sonore, olfactive, qui va avec -, mes deux grands modèles ont été Stevenson et Simenon


CLOTILDE GALLAND: Vous oscillez entre réalité et imaginaire. Vous avez aussi réalisé des documentaires. Est-ce que ce ne sont pas des démarches totalement opposées, rendre compte du monde et inventer des mondes ?


THOMAS LAVACHERY: Les documentaires ont représenté une belle, mais, somme toute, petite parenthèse dans ma vie. J’en ai réalisé ou coréalisé deux. C’était des films très écrits, avec un commentaire omniprésent. Le point commun avec mon travail de romancier existe dans la mesure où j’utilisais les outils de la dramaturgie pour raconter. Le film sur l’expédition de mon grand-père à l’Île de Pâques, L’homme de Pâques, est très romanesque – sans être romancé. J’ai cherché à introduire du suspense, de l’ironie dramatique… Mais le rapprochement s’arrête là. Un roman d’imagination est bien sûr une œuvre beaucoup plus personnelle. L’invention se nourrit d’éléments intimes : angoisses, obsessions, émerveillements qui remontent souvent à l’enfance, à l’adolescence. D’où la récurrence de certains thèmes chez l’immense majorité des écrivains. Dans mon cas, il y a par exemple la transformation psychologique, radicale, du héros : Bjorn et Ramulf sont des cousins sous ce rapport. Le motif n’est pas très original, me direz-vous, cependant il revient toujours sous ma plume et correspond dès lors à quelque chose de réellement personnel – il relève de l’obsession.
Je compare souvent les romanciers, et en particuliers les grands (inutile de dire que je ne parle pas de moi ici), à des cachalots qui vont chercher dans les profondeurs inconscientes la matière fondamentale de leurs livres.


CLOTILDE GALLAND: Vous avez [donc] un lien avec l’île de Pâques et ses mystères : après un documentaire, pourquoi  pas un roman inspiré par l’étrange histoire de cette île ?


THOMAS LAVACHERY: J’y ai parfois pensé, et mon ami Maurice Lomré, directeur de l’école des loisirs Belgique, me l’a suggéré une ou deux fois. L’Île de Pâques est un lieu fascinant, romanesque en diable, et finalement mal connu, en dépit – ou à cause – de sa célébrité. J’y ai séjourné, je l’ai étudié assez sérieusement – ce sont là des avantages précieux. Rien de tel que de pouvoir s’appuyer sur des connaissances digérées depuis longtemps, car alors la mémoire a opéré le tri entre l’essentiel et l’accessoire.

Le sentiment qui prévaut quand je pense à Rapa Nui (nom polynésien de l’île) est sans doute la mélancolie. Une princesse pascuane, amie de mon grand-père, prononça cette phrase un soir de septembre 1934 : «Cette Île de Pâques où l’on mange des patates douces et où l’on meurt.»

Propos recueillis par Clotilde Galland, librairie Les Enfants Terribles à Nantes

Ramulf
Auteur: Thomas Lavachery
Éditions l’école des loisirs – 19,80€
Roman ados

Ramulf, le simplet, a pour frère Philippe le Docte, l’un des plus grands esprits de ce temps. Ce jour-là, il doit acheter une nouvelle chèvre au marché. Mais avec un paysan voisin, il préfère finalement acquérir Dahab, un petit singe savant. Alors que Jehanne la poétesse déclame ses vers lugubres sur la place, l’animal facétieux ne peut s’empêcher de l’imiter… L’humiliation entraîne la diseuse dans une dépression mortelle qui va déclencher la haine de son redoutable protecteur le chevalier Montluc. Désormais la tête de Ramulf est mise à prix! S’ensuit une échappée catastrophe sur le dos d’un cheval, puis une course éperdue vers la forêt de Carnoutt où il espère enfin trouver refuge. Cette terrible chasse à l’homme va révéler notre héros. C’est le début d’une métamorphose… Thomas Lavachery a l’art de détailler avec soin ses personnages et l’on rentre dans son univers comme s’il nous était familier. Nous avions découvert son talent avec la série des Bjorn le Morphir et il nous emporte à nouveau avec cette épopée moyenâgeuse pleine de rebondissements. 

Librairie Les Enfants Terribles à Nantes