Tout leur fait peur. Et quand il s’agit de l’Autre et de l’Ailleurs, c’est pire encore. – par Patrice Favaro

  • Publication publiée :6 novembre 2016
  • Post category:Archives
Françoise Malaval, illustratrice de Maman me fait un toit et Princesse Laque

J’entends, j’ai entendu si souvent, l’inévitable protestation: «Dans les « bons » livres pour enfants, au moins on épargne leur sensibilité! À quoi sert-il de leur donner à penser que le monde réel est désespérant». Ce n’est pas le monde réel qui est désespérant, c’est notre renoncement à le voir dans sa réalité. L’observer, en témoigner, faire de ce témoignage le cœur de l’acte d’écrire, d’illustrer, de conter, c’est déjà commencer à changer les choses. On ne les changera jamais en fermant les yeux, pas plus qu’en détournant son regard. Le livre n’est pas qu’un objet de divertissement comme on voudrait le faire croire à ceux pour qui lire est une difficulté; il est d’ailleurs battu à plate couture sur ce terrain par l’image électronique. Aujourd’hui plus que jamais, son intérêt est ailleurs : il permet mieux que tout autre moyen d’interroger le monde, de le penser, et donc peut-être d’agir sur celui-ci. Seulement, voilà, les vieilles histoires se répètent à l’infini. Les braves gens de la bonne ville de Hamelin ont été chercher un joueur de flûte. Un habile musicien pour les débarrasser de leurs peurs, des cauchemars qui les empêchent de dormir tranquillement : de ces affreux rats noirs qui hantent leurs nuits. On ne veut pas, on ne veut plus en entendre parler. Que le joueur de flûte les entraîne ailleurs, chez les autres! Mais, pour cela il y a un prix à payer, et il est incomparablement plus élevé que le salaire consenti au musicien par les gens de Hamelin : le joueur de flûte est un voleur d’enfants. 

Aujourd’hui, le marché du livre, comme ailleurs, regorge de joueurs de flûte qui connaissent parfaitement la musique. Ils conduisent habilement les enfants… à travers les rayonnages d’un univers factice, un univers qui ne se vit pas, qui se consomme. La façon la plus radicale de les noyer, pour tout dire. Avec Françoise Malaval, nous avons essuyé des rafales de refus avant de parvenir enfin à faire éditer notre premier album commun Maman me fait un toit; grâce à Françoise Mateu alors chez Syros. La raison? Une image, une seule montrant un vieil éléphant triste et usé au soir de sa vie de labeur. Image inappropriée pour des enfants! nous a-t-on répété. Pourtant, nous avons appris depuis que c’est l’image qui a le plus de succès auprès des tout-petits dans les crèches, eux ont su voir dans un coin de l’image que la vie continue et que tout peut changer. Ce n’est pas aux enfants que la vieillesse fait peur, c’est seulement aux adultes de la bonne ville de Hamelin. La vieillesse, la mort, la maladie, mais aussi le désir, la passion, la révolte: tout leur fait peur. Et quand il s’agit de l’Autre et de l’Ailleurs, c’est pire encore.

À Genève (est-ce un hasard ?) une élève de collège m’interpelle: «Vos histoires de pays lointains ne m’intéressent pas! On a bien assez de problèmes ici pour s’occuper de ce qui se passe ailleurs!» Le joueur de flûte était passé par là bien avant moi.  Si mes histoires se déroulent le plus souvent à l’autre bout du monde, c’est parce que j’ai toujours eu le goût « d’aller y voir par moi-même », et ce goût-là je ne le dois qu’à mes lectures. Bien sûr, c’est aussi une question de nature et je n’attends pas que tout un chacun ait le même centre d’intérêt que moi. Mais, en écrivant mes histoires, je n’ai jamais eu l’impression de m’occuper d’autre chose que de ce qui se passe, justement, ici et maintenant. La plus ancienne version connue de Cendrillon vient de Chine. Qu’importe! Si elle a traversé tout autant l’espace que le temps, c’est bien parce qu’elle nous parle. La maltraitance et l’exploitation domestique des enfants sont des maux universels, pas des spécialités chinoises.  Dans mes romans sur l’Inde, ou dans l’album Princesse Laque, il ne s’agit pas de relater mes voyages, ma vie à l’étranger, ou de donner dans l’exotisme, mais bien de témoigner de ce que je peux voir « là-bas » et qui me semble nous concerner « ici ». Les enfants des rues de Delhi, affrontent chaque jour une misère qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qu’on peut trouver dans un squat d’une grande ville française. Les processus qui permettent de faire taire une voix sont partout identiques: dans les prisons de Birmanie, dans celle de Guantanamo, tout comme dans le huis clos d’une famille où règne la violence parentale. L’intérêt que je vois à écrire sur l’Autre et sur l’Ailleurs, c’est qu’ils nous apprennent souvent plus sur nous-mêmes que la pratique prolongée et répétée de l’introspection. Pour cela, il faut accepter de prendre de la distance, du recul, un minimum de risques aussi, et se décoincer le nez de son petit nombril.


Notes d’un voyage, expériences d’une réalité, celle qui a donné naissance à l’album Princesse Laque: « Pagan, au cœur de la Birmanie. Il y a des centaines de stoupas en forme de cloches ou de pyramides. Dans l’un d’eux, une gigantesque statue du Bouddha occupe pratiquement tout l’espace, du sol au plafond ; on ne dispose que de quelques centimètres le long des murs pour en faire le tour. Le monument fut conçu par un roi prisonnier, « assigné à résidence » à Pagan. Il y étouffait et dépérissait lentement, comme emmuré. Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix, vit ainsi elle aussi aujourd’hui dans sa maison de Rangoon. Une maison qu’elle ne peut quitter et où elle ne peut recevoir quiconque. […] Ne pas bouger, regarder devant, ne pas se tourner vers le vieil homme qui est assis non loin et qui nous parle à voix basse, sans trop remuer les lèvres. Ne pas se faire remarquer, les indics fourmillent. Celui qui nous parle : un professeur de math. Au chômage depuis des années. La junte militaire a fermé toutes les écoles publiques du jour au lendemain. Plus besoin d’apprendre les mathématiques ni le reste d’ailleurs. Penser est un délit pour les généraux birmans. […] Un mal fou pour trouver cette librairie. C’est une pièce de deux mètres sur deux. À peine une petite rangée de livres sur l’unique rayonnage vitré. On n’a plus le droit d’en imprimer de nouveaux. Le libraire en a fait quelques photocopies, c’est tout ce qu’il peut vendre. Les exemplaires de l’armoire, il les conserve religieusement. Quand pourra-t-il ouvrir à nouveau un livre neuf?  »

Quand on refuse de s’en tenir au rôle d’hypnotiseur qui semble être dévolu aujourd’hui à l’auteur, et plus encore à l’auteur jeunesse, il n’existe que deux façons de dire le monde. Ou plutôt deux façons de tenter de le faire. La première est factuelle: elle répond aux quand? qui? quoi? où? comment? du journalisme. La seconde plonge plus loin, elle s’intéresse au « pourquoi des choses », encore et toujours, dans sa complexité, en ne faisant pas l’économie de l’émotionnel, du symbolique, de l’inconscient. C’est précisément pour cette raison-là que j’ai choisi d’écrire des romans ou des histoires qui ont le goût du conte comme dans Princesse Laque. Une jeune femme, si semblable à Aung San Suu Kui, à qui l’on interdit de peindre sur les objets laqués que réalise son père la terrible réalité du royaume de Birmanie. Elle est condamnée à être emmurée par un tyran qui se pense plus brillant que le soleil, la vérité lui fait ombre. Princesse Laque va finir sa vie dans l’obscurité, mais elle fait entendre son témoignage par une fissure de la muraille. Mille autres artisans reprennent alors le flambeau de Princesse Laque, et la vérité se fait jour sur chaque laque qu’ils créent désormais. On peut étouffer une voix, mais comment en faire taire mille ? 

Cette histoire, je ne la pense en rien « étrangère ». Que croit-on désormais ici dans ce monde si bien nanti économiquement? Que veut-on faire croire aux enfants qui y grandissent? Qu’ils sont définitivement à l’abri des soubresauts du monde, des bruits de bottes, des guerres, de la tyrannie? Que le reste de la planète peut sombrer dans la misère et la violence, le désastre écologique, l’épidémie, sans que cela ne vienne déranger un jour leur sommeil? Quel bel air de flûte! On peut certes le regretter, mais le monde n’en est pas moins ce qu’il est. Pourquoi devrais-je alors mentir à son sujet? Est-ce mon rôle en tant qu’adulte, en tant qu’auteur?  Dans un film d’Agnès Varda, deux personnages conversent dans la pénombre. Soudain l’un dit à l’autre: «Allume un peu la lumière, j’entends pas bien ce que tu dis!» Donner un peu de lumière, une lumière qui donne à entendre, à davantage comprendre, à mieux se connaître: quelle autre ambition pourrait-t-on avoir en écrivant?  Je n’en ai pas d’autre et je n’irai pas jouer de la flûte aux enfants de Hamelin et d’ailleurs.

Patrice Favaro
Un texte paru dans Citrouille n°45, en 2006.
Lire également le témoignage de Patrice Favaro à propos de Princesse Laque sur son blog.