«(…) Sang de lune, de Charlotte Bousquet – une dystopie féroce et sans compromis – est un rappel brutal de sociétés contemporaines à la nôtre, où les femmes et leurs droits sont complètement bafoués. C’est également un renvoi à la cupidité de l’Homme, à son désir de pouvoir(s), et cela même aux dépend de sa propre espèce et de son environnement. Enfin, c’est aussi un signal d’alarme pour que nous ôtions nos œillères et commencions à nous battre et faire entendre nos voix contre les injustices révoltantes qui nous entourent. Un roman fort. Une claque mémorable… Mille mercis à Charlotte Bousquet de nous bousculer comme elle le fait.» (lire ici l’intégralité de la critique)
Pour compléter la critique du roman de Charlotte Bousquet mise en ligne ce 30 mai sur le site de la Librairie Sorcière Tire-Lire de Toulouse, nous republions ci-dessous un texte de l’auteure paru dans le n°62 de Citrouille en 2012: Tribute to Fantômette
«Au commencement était… Fantômette. Sans cette aventurière capable de se tirer des pires situations avec un panache digne des mousquetaires de Dumas, je ne me serais peut-être jamais aperçu qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de la littérature jeunesse. Du moins, celle que j’aimais lorsque j’étais enfant. De fille forte, intelligente, drôle, débrouillarde, courageuse jusqu’à la témérité, point. Claude Dorsel, du Club des Cinq, était un peu tout cela, mais au prix de sa féminité. Annie, qui en était une «vraie» et non un «garçon manqué», passait son temps à geindre et se plaindre. Bien sûr, il existait d’autres héroïnes de séries ou de romans, mais aucune n’était aussi douée, coquette, casse-cou et brillante que Fantômette.
Féministe et avant-gardiste, Fantômette? Ce n’était peut-être pas l’intention première de son créateur, Georges Chaulet, mais c’est ainsi qu’elle a fait son chemin dans ma mémoire de lectrice et, j’en suis persuadée, m’a permis de me détacher de certains archétypes encore trop souvent galvaudés: «vraie» fille ou garçon «manqué». Dix costumes ratés – à l’exception du pompon noir – et des études de philosophie plus tard, j’écrivais Zaïna et le fils du vent influencée par la justicière masquée ou, plus exactement, par ce qu’elle m’avait apporté. Une forme d’indépendance. Une liberté d’être et de penser loin des sentiers battus. Mais pour que je prenne conscience de cette filiation, il a fallu que Citrouille m’invite à réfléchir sur la manière dont je pouvais transformer la perception des lectrices à travers mes écrits…
L’un des derniers en date, Précieuses, pas ridicules – merveilleusement illustré par Stéphanie Rubini – a clairement ce but. À travers les thèmes, les figures et personnages évoqués, cet abécédaire pousse à réfléchir. Je pense ici, par exemple, à Fanny Hensel-Mendelssohn dont la carrière de compositrice fut bridée par son père puis son frère, l’un refusant qu’elle fasse de la musique son métier, l’autre la décourageant de façon systématique de publier ses compositions. Sa biographie permet de s’interroger sur la place des femmes dans les arts et, au-delà, sur les raisons de la discrimination dont elles ont été – sont encore – victimes dans le domaine de la création. Comme si appartenir au «deuxième sexe» et concevoir, penser, créer étaient incompatibles!
Les sujets traités mettent également en lumière les liens existant entre les différents combats menés contre les discriminations: ce n’est pas un hasard s’il existe une entrée sur le racisme… Cependant, avant d’inciter celles qui me lisent à réfléchir sur le sujet, Précieuses, pas ridicules a modifié ma façon d’envisager le(s) féminisme(s), le rapport des femmes au monde – et du monde aux femmes. J’ai relié des éléments que je devinais connectés les uns aux autres sans avoir jamais pris la peine de fouiller. J’ai compris la violence de ces réflexions souvent trop banales pour y prêter attention. Un exemple? Essayez de discerner tout ce qui se cache de sexiste, voire de haineux derrière ces mots: «Vous avez voulu l’égalité, alors…»
Ainsi, cet abécédaire délibérément destiné à questionner a commencé par transformer son auteure!
Mais Précieuses, pas ridicules est un documentaire: il avait cette vocation dès sa conception. Qu’en est-il de l’écriture de fiction? Mes personnages principaux sont généralement de sexe féminin. Parce qu’il est plus aisé pour moi de me mettre dans leur peau que dans celle d’un garçon, et surtout parce que j’écris les histoires que j’aurais aimé (ou aimerais) lire. Faut-il y voir l’empreinte de Fantômette? Sans doute. Mais aussi d’autres influences, de la fantasy – repoussoir avec les quiches caricaturales décrites par certains auteurs, fascinante lorsqu’elle met en scène des adolescentes comme Talia(1) et des femmes de la trempe de Dianora(2) – au jeu de rôles, en passant par le théâtre, les contes et… la philosophie. «Connais-toi toi-même». La phrase gravée sur le temple d’Apollon, à Delphes, est selon moi l’un de ses fondements. Mes études sont loin, pourtant je n’ai jamais cessé de chercher à suivre cette injonction. Même si elles sont très différentes, il y a un peu de moi dans Flora, Cléo ou Jana.
Si la quête d’identité est l’une des raisons pour lesquelles mes récits ont principalement des héroïnes, le questionnement philosophique est, de façon plus générale, profondément lié à la façon dont j’envisage et compose mes romans. En effet, il est toujours présent, même s’il s’agit simplement de détruire les chaînes qui entravent l’existence. Dans Princesses des os, Lucretia et Dîn aspirent toutes deux à s’émanciper: l’une, en s’affranchissant de sa famille, l’autre de son statut d’esclave.
Amitié, devoir et liberté sont autant de thèmes qui interrogent celles qui me lisent. Parfois, c’est l’époque dans laquelle se situe le récit qui appelle ces remises en causes, ces interrogations. Quand j’ai travaillé sur Noire lagune, je me suis plongée dans l’histoire de Venise et des courtisanes. La lettre que Veronica Franco écrit à une femme qui lui demande encore et encore de prendre sa fille sous son aile m’a profondément marquée. Elle peint l’existence des oneste cortigiane de façon à décourager l’importune: la majorité d’entre elles meurent syphilitiques et affamées au bord d’un canal. Seules les plus douées, les plus spirituelles accèdent à une existence refusée à leurs contemporaines. Mais à quel prix? Comment ne pas évoquer la condition des femmes, alors? Comment ne pas avoir envie de faire réfléchir les lectrices sur le sujet?
S’agissant de Bruna, la construction a été différente puisque elle est née de Peau-de-mille-bêtes des frères Grimm. Ce qui m’intéressait? Les thèmes de ces contes, les problématiques qu’ils engendrent. Comment faites-vous pour vous en sortir, quand votre propre père tente de vous violer? Comment faites-vous pour vous construire quand vos repères volent en éclats? Bruna, dans La Marque de la bête incarne d’une certaine façon ces questions et tente de «faire avec». Au théâtre ou au cinéma, un comédien qui ne s’investit pas dans son rôle n’a que peu de chance de toucher les spectateurs. Selon moi, écrire un roman, c’est un peu la même chose. Impossible d’être crédible sans se mouiller, d’autant plus lorsqu’on s’adresse à des adolescents.
Alors, pour donner vie à mes héroïnes, j’ai choisi de me mettre à leur place. C’était pour moi la meilleure manière d’aborder des thématiques aussi délicates, en gardant un ton juste, quitte à y laisser quelques plumes. Sans cette plongée en l’autre, cela m’aurait été impossible. De plus, cela permet à celles et ceux qui me lisent de s’identifier aux personnages et de s’interroger. Je me souviens de la réaction d’une lectrice, dans un CDI où je suis intervenue, à propos d’une scène assez dure de Nuit tatouée, dans laquelle Cléo, incapable de repousser son petit-ami, le laisse abuser d’elle: «Pourquoi elle a laissé son copain faire ça?» Je lui ai demandé: «À sa place, comment aurais-tu réagi?» Dans sa réponse, il était question, entre autres de démontage de tête en règle. Une autre est intervenue: «Sauf que ce n’est pas si facile de dire non».
J’ai été tentée de métamorphoser Cléo en fille sans faille, bien sûr, mais cela n’aurait pas été honnête envers elle et je suis convaincue que cela aurait desservi le propos du roman.
Si j’examine avec un peu de recul la manière dont je m’y prends pour interroger les lectrices et les lecteurs à travers mes écrits, voire modifier leur façon d’envisager certaines choses, je crois que c’est en «vivant» le temps du récit. Parce que cela me pousse à creuser dans des directions déstabilisantes ou inattendues, parce que cela me transforme. Parce que je ne suis plus la même, après avoir passé quelques semaines, quelques mois en compagnie d’une Jana, capable de prendre sa destinée en main et d’en assumer les conséquences. Elles laissent leur empreinte – comme Fantômette autrefois – et, je l’espère, touchent celles et ceux qui me lisent, leur donnent à penser, à rêver, leur ouvrent des portes sur l’Autre et l’Ailleurs.
Charlotte Bousquet
(1) La Trilogie des flèches, Mercedes Lackey – Éd. Milady
(2) Tigane, Guy Gavriel Kay – Éd. J’ai lu