Trois fois rien mais beaucoup : Philippe Coudray interviewé par Vincent Cuvellier

[Une interview parue en 2006 dans le n°42 de Citrouille] 
Barnabé est un ours. Ça, c’est sûr. Il parle, fait de la peinture, joue aux fléchettes, mais c’est un ours quand même. Il a surtout une manière de voir la nature, les éléments, la vie qui ne ressemble qu’à lui. Les ombres, les angles, la perspective, il joue avec tout. Et nous avec lui. Il nous aide à voir les choses avec un œil différent. C’est peut-être ça, la philosophie ? Dans la bande dessinée L’ours Barnabé, des petits lapins lui posent des questions, lui soumettent des énigmes, lui demandent d’expliquer le pourquoi du comment. Et Barnabé répond. Alors moi, Vincent Cuvellier, je me suis mis dans la peau d’un de ces petits lapins, et j’ai demandé à Philippe Coudray, l’auteur complet de cette bande dessinée absolument pas comme les autres, de m’expliquer le pourquoi du comment. Ah oui, au fait, je ne vous ai pas dit : Philippe Coudray est un ours (et il a un site !).

Le lapin : Qui es-tu, l’ours ?
L’ours : Un produit concentré des névroses de mes parents, des Français, des Occidentaux, et des êtres vivants en général.

Pourquoi tu t’appelles Philippe Coudray ? 
J’ai préféré garder mon nom plutôt que de prendre une marque de lessive comme certains dessinateurs. De plus, mon prénom me distingue de mon frère.
Qui est Barnabé ?
Quelqu’un qui comprend tout parce qu’il ne croit en rien.
Est-ce que Barnabé est philosophe ?
Oui, il peut se le permettre parce qu’il est assez fort pour ne pas avoir de prédateurs, il est végétarien et trouve sa nourriture facilement, bref, il est dégagé des contingences matérielles.
Et toi ?
Je suis peut-être un peu philosophe, mais uniquement sur les sujets qui m’intéressent, comme l’art.
Barnabé est-il heureux ?
Complètement. Son bonheur est un postulat. Le reste vient après.
Comment présenterais-tu ta série « Barnabé» à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler. ?
Une bd d’humour pour tous les âges, dans laquelle je cherche à produire de petits modules de pensée qui brisent la pensée routinière par des raccourcis inattendus. Un peu finalement comme les koans zen, le but étant finalement d’éveiller l’esprit, sauf que je m’adresse autant à moi qu’aux autres. Je suis disciple de mes propres créations (mais pas seulement des miennes heureusement !)
Qu’est-ce qui le différencie de tous les autres personnages de bd ou de romans ?
La plupart des personnages de BD d’humour font rire parce qu’ils sont bêtes. Ce n’est pas le cas de Barnabé. Mon frère Jean-Luc et moi prenons le risque de créer des personnages intelligents.
Pourquoi Barnabé n’a aucune personnalité ?
Mon désir de traiter des sujets universels est tel que donner une personnalité à Barnabé serait pour moi tomber dans l’arbitraire. Ceci étant, je pense qu’il en a une malgré tout en filigrane, qui est une sorte de flemme coriace : il résout souvent les problèmes en ne bougeant pas.
L’univers de Barnabé est à la fois en pleine nature et très froid, très lisse… tu peux parler de cette dichotomie ?
Je veux lui donner la « lissité » de la logique, débarrassée de tout élément complaisant. Car c’est en étant rigoureusement logique que l’on peut faire apparaître les limites de la logique, les paradoxes, etc. La nature est là pour apporter un décor esthétique. L’esthétique participe à la neutralité : le moche est une présence, le beau une absence.
Est-ce que le monde de Barnabé existe en vrai ?
Il existe forcément quelque part sinon je n’aurais pas pu l’inventer.
Tu as une drôle de vision du monde, un peu basée sur des effets d’optique, comme si tu voyais tout en décalé. Tu vois tout en décalé ?
Sans doute, mais je ne peux pas m’en rendre compte, étant mon propre repère… J’ai plutôt l’impression d’être un extra-terrestre.
Question indiscrète : tu as un frère jumeau. Est-ce que, enfant, le fait d’être jumeau vous faisait voir le monde différemment ?
Forcément : nous n’étions entourés que de gens qui se moquaient de nous, qui nous confondaient tout le temps, et ne faisaient pas l’effort de nous différencier. Difficile dans ces conditions d’aimer les gens. Je me suis rattrapé depuis, mais au prix d’un gros effort.
Tu as grandi où ?
J’ai grandi à Bordeaux jusqu’à dix ans, puis en Tunisie jusqu’à 14 ans, puis retour à Bordeaux. La Tunisie m’a apporté la découverte de la nature et de l’architecture arabe. L’univers de Barnabé provient de vacances dans les Alpes. Rien finalement qui vienne de Bordeaux. Je ne bois même pas de vin !
Que vois-tu de ta fenêtre ?
Une façade bordelaise classique.
Te promènes-tu souvent dans la nature ?
Oui, j’ai besoin de me déplacer dans un environnement non pollué par la pensée humaine. La nature est belle donc non intrusive, elle respecte l’esprit.
Qu’aurais-tu fait si tu avais vécu à la préhistoire ?
J’aurais établi une relation avec l’homme de Néandertal plutôt que de le repousser dans les terres gelées.
Si on t’obligeait à être président de la République, quelle serait ta première loi ?
Supprimer la publicité.
Que serais-tu devenu si tu n’avais pas été artiste ?
Biologiste ou zoologiste.
Pourquoi tu réponds à mes questions ?
Mes réponses m’intéressent.
Sais-tu nager ?
J’avais très peur de l’eau quand j’étais enfant mais j’ai appris à nager et c’est l’une des peurs que j’ai pu surmonter entièrement.
Es-tu un ours ?
Je ne vois pas de différences entre un ours et moi.

Il n’y a qu’un bonhomme compliqué pour avoir l’esprit aussi clair. Pour terminer notre entretien avec ce drôle de personnage drôle, je lui ai proposé quelques lignes pour parler de ce qu’il souhaite, d’un sujet qui le passionne, de quelque chose qu’il aime ou qui l’énerve :
« Beaucoup de choses peuvent énerver aujourd’hui, mais il ne s’agit que de cycles : il y a des périodes où l’on respecte les gens, puis d’autres où l’on ne les respecte pas, des alternances de guerre et de paix, de morale ou d’immoralité, etc. Mais aujourd’hui, il y a une nouveauté, du jamais vu : c’est l’irréversible.
L’irréversible, c’est la destruction de la biodiversité. Il s’agit d’un appauvrissement définitif du milieu dans lequel nous vivons. C’est une victoire définitive de la bêtise : les pauvres en esprit transforment le monde à l’image réduite qu’ils en ont. Cette amputation est particulièrement déprimante : les aveugles détruisent ce qu’ils ne voient pas et ne verront jamais. C’est pourquoi développer la sensibilité à l’art, donc à la nature, me paraît essentiel. La nature est à la civilisation ce que l’inconscient est à l’esprit : une zone de création. Ceux qui détruisent la nature sont ceux qui n’ont pas accès à leur propre inconscient. »

Propos recueillis par Vincent Cuvellier (son blog)