Demain, ce sera au tour de Brahim. De parler. De lui, de sa situation, de ses projets. Mais il n’a rien à dire. De quoi s’agit-il donc? D’une idée de la professeur de français, en vue de préparer ses élèves à l’oral du bac –une classe transplantée, dans un ancien pensionnat à la campagne : cours le matin, ateliers l’après-midi… et, le soir, le « jeu » de la bougie.
L’élève tiré au sort la veille doit prendre la parole devant les autres et la garder le temps que se consume une bougie. Karine vient de terminer, c’est au tour de Thomas, à présent. Mais Brahim n’écoute pas, obnubilé par l’épreuve qui l’attend le lendemain.
Si Brahim admet être un moulin à paroles, il est conscient que sa logorrhée n’a pas d’autre fonction que de lui permettre de «ne pas entendre les mots dans [sa] tête». Aussi, alors que c’est Thomas qui parle, impossible de contenir ce flot de pensées qui pendant une heure environ va envahir le champ de sa conscience.
La crainte obsessionnelle d’avoir un trou à la chaussette droite, le Stollen, l’oncle Walid immigré à Dresde, marié à une Allemande, Anja, leur fils (son filleul) Anton, l’amour qu’il porte à la langue allemande… Au fil de multiples associations d’idées, le monologue intérieur de Brahim culmine dans l’expression, pleine d’une colère et d’une amertume longtemps contenues, de ses griefs à l’encontre d’un pays qui se sera toujours refusé à l’assimiler, tout Français qu’il soit, né de parents Français.
Son «crime»? Avoir des grands-parents nés en Algérie. Par ironie du sort, il ne parle même pas arabe. Un jour, il en est sûr, il partira, quittera la France pour son pays d’élection, l’Allemagne, où son statut bien sûr demeurera celui d’un étranger mais celui de Français, enfin.
Thomas a fini de parler. Brahim n’a rien écouté. Demain, ce sera son tour. C’est décidé, il ne dira rien. Réserve naturelle, honte, peur de n’être pas compris ou d’être davantage rejeté encore? Ce repli sur soi, ce rejet de la parole libératrice, ce silence dans lequel Brahim s’emmure caractérisent bien ceux qui souffrent sans parvenir à l’exprimer. Brahim dira-t-il ou non sa colère? Malgré sa résolution, on peut penser que la suite demeure ouverte.
Par le biais de son personnage, Bernard Friot réussit à donner corps à la douleur et au désarroi éprouvés par ces jeunes «FOI» («Français d’origine incontrôlée»), continuellement victimes de suspicionsa priori, de ce racisme latent qui ne dit pas son nom. Encore une fois, il signe là un texte humain, sensible et percutant. Et quel plaisir, au passage, que de voir louer les beautés et la sensualité de l’allemand, encore trop souvent perçu en France à travers le prisme de clichés consternants!
Thomas Savary, librairie Voyelles aux Sables d’Olonne
Rien dire – Bernard Friot – Éd. Actes Sud Junior – Coll. D’une seule voix – Date de parution: 2007, réédité en mai 2014