Comment ne pas laisser l’enfant s’enfermer dans une enveloppe de souffrance, sinon en mettant des mots sur ces réalités complexes que sont les sentiments d’une vie ? [Un article de Denise Morel, psychothérapeute, paru dans le n°6 de Citrouille, 1998]
Jardin secret, pudeur, manque de mots… Qui de nous n’a expérimenté cette retenue à exprimer un sentiment fort, de sympathie ou d’antipathie, face aux autres, face à une réalité nouvelle et quelque peu inquiétante ? Et pourtant nous, les adultes, nous disposons d’un vocabulaire étendu. Ne reculons pas sous prétexte que les mots pour parler de ces zones intérieures profondes sont difficiles à trouver.
Qu’en est-il de l’enfant qui vit beaucoup plus que nous ses sentiments à ciel ouvert, sans se protéger autant que les grandes personnes par des processus de réflexion, ou de raisonnement critique ? L’enfant, de plain-pied dans le rêve, la magie, les affects à l’état pur, vit une sensibilité à fleur de peau. Or c’est surtout à lui, ce petit d’homme, que nous n’osons pas dire la souffrance, la séparation, la maladie, la mort, mais pas davantage non plus nous ne savons exprimer la tendresse, la compassion, l’enthousiasme, la passion !
Alors l’enfant se tourne vers le langage des animaux. Le regard d’un chien, la démarche d’un chat, la queue frétillante d’un lapin, la douceur d’une brebis mettant bas ses petits, le chant de l’oiseau, quand ce n’est pas le rugissement du lion ou du tigre, la honte et la solitude de l’animal qu’on trouve laid, sale ou trop vieux et dont personne ne veut, tout cela lui parle d’amour, de force, de fidélité, de dépendance, de justice et d’injustice. Tout cela aide l’enfant à tirer une certaine philosophie de la vie. La Fontaine n’avait-il pas employé ces chemins-là ?
Nous le savons bien, l’enfant grandit en s’identifiant en se recherchant des compagnons d’armes ou de destin, en se regardant chez l’autre comme dans un miroir. Pourquoi donc chercher à mettre des mots sur toutes ces réalités complexes que sont les sentiments d’une vie ? Y a-t-il risque ou avantage à mettre dans le domaine public la part la plus intime de la personnalité, les sentiments que chacun éprouve au tréfonds de soi ? Le risque existe de dépersonnaliser ce que l’enfant ne croit appartenir qu’à lui. Mais il y a aussi un gros avantage pour lui : celui de s’apercevoir avec soulagement que d’autres enfants éprouvent des sentiments analogues.
En tant que publication autorisée, le livre représente une instance reconnue par les adultes. Si l’enfant découvre qu’un livre peut lui dire, à lui, autre chose que le discours auquel il est habitué, une sorte de connivence peut alors s’établir. Un pont est jeté entre sérieux et plaisir, réel et imaginaire, raison et pulsions. Le livre suffisamment « bon » aide l’enfant à créer cet entredeux, cet espace unifié dans lequel lui, l’enfant, peut se retrouver.
Offrir des livres où s’expriment toutes sortes de sentiments, les plus inavoués, les plus contradictoires, cela crée une dynamique chez l’enfant. cela peut l’aider à mettre en mots et en images ce qui s’impose à lui sous forme d’angoisses, de phobies. Ce qui reste de l’ordre de l’impensable et de l’inimaginable devient psychiquement représentable.
Le livre, si son propos est authentique et non édulcoré, peut alors apparaître comme une peau de mots apte à calmer la douleur de l’enfant en souffrance, Peau bienfaisante, à même de rétablir symboliquement la peau psychique défaillante. Le livre s’adresse à l’enfant avec des mots qu’il peut comprendre. Le livre lui parle avec délicatesse, sans violer sa sensibilité, car le livre n’est jamais le plus fort. L’enfant peut le f ermer, en arrêter la lecture quand bon lui semble. Pour une fois, c’est l’enfant qui décide et qui a tout pouvoir. Pas l’autre ! Le livre se laisse faire, se laisse reprendre, il n’en veut pas à l’enfant. Il continue à lui parler. Il continue à devenir pour lui cette peau de mots dont il a tant besoin.
N’hésitons pas à proposer aux enfants des livres qui assurent cette fonction contenante, faute de quoi ils se chercheront un autre type d’enveloppe pour contenir la force de certains sentiments dont ils n’arrivent pas à parler. Et ce pourra alors être une véritable enveloppe de souffrance dans laquelle s’enfermeront certains enfants qui ne mangeront plus, ne dormiront plus, ne parleront plus ou ne joueront plus. Les livres peuvent aider à briser cette enveloppe de souffrance que les enfants s’infligent à eux-mêmes quand leur entourage ne leur offre pas d’autres possibilités. L’enfant sait utilliser ces livres. Maintes fois j’ai expérimenté cela au cours de thérapies. Il a à sa disposition sur une étagère basse un choix de livres que nous pouvons lire ensemble. Très souvent, il va droit au livre qui lui fera du bien, même quand le titre n’évoque pas ce dont il souffre.
Nous craignons parfois que certains livres n’abordent trop directement des réalités que nous préférerions taire. Ainsi en est-il pour tout ce qui concerne les sentiments divers et contradictoires qui surgissent lors d’une relation amoureuse extra-conjugale, ou ce que nous ressentons en présence d’un parent âgé qui se laisse aller, ou qui n’en finit pas de mourir. Ces sentiments ne semblent guère honorables pour des adultes responsables. Et pourtant… ils existent Ils nous habitent.
Alors, à ces moments de doute, n’oublions pas que très tôt l’enfant a appris à lire. Très tôt, c’est à dire dès sa naissance. En effet, pour le nourrisson, le livre ouvert c’est d’abord la mère. Le bébé capte et décode spontanément tous les sentiments qui traversent sa mère. Il y a message. Plus tard, l’enfant continuera à lire dans ses parents. A lire ce que disent leur regard, leur voix, leur visage, ce que dit leur corps, au delà des mots. Et cela même si l’adulte cherche à cacher a l’enfant sa tristesse, son rejet ou sa peur. L’enfant est le meilleur décodeur qui soit… On ne peut pas le tromper. N’est-il pas alors infiniment précieux pour lui de pouvoir tenir dans ses mains des livres qui lui parlent de toutes ces réalités autreois perçues, aujourd’hui pressenties, mais la plupart du temps gardées sous silence ?