Yves Grevet : «Enseigner, s’engager, oui, mais sans embrigader, sans endoctriner.»


Yves Grevet, qui vient de recevoir le Prix Imaginales des Collégiens 2014 pour son roman Nox (critique et extrait ici), a connu la notoriété en tant qu’écrivain jeunesse avec Méto, une trilogie dystopique  mettant en scène des adolescents confinés dans un univers clos, régi par des règles tyranniques. Cependant, ses textes, même lorsqu’ils prennent la forme d’anticipations ou entraînent le lecteur dans des aventures imaginaires, sont ancrés dans la réalité sociale. L’École est finie (lire un extrait ici), un livre petit par la taille mais qui frappe par la force et la pertinence de son propos dresse ainsi le portrait d’une école de demain complètement asservie à une logique d’entreprise. On y retrouve quelques-uns des thèmes chers à cet auteur: la responsabilité des parents, la solidarité, l’apprentissage de l’indépendance. Avec pudeur et générosité, Yves Grevet livre ici son point de vue sur ces sujets et sur ses engagements d’écrivain mais aussi d’enseignant. Une interview menée par Silvia Galli, librairie Le Chat Pitre de Paris

SILVIA GALLI: Au moment où je commençais à réfléchir au thème de l’engagement, nous avons reçu en librairie votre livre L’École est finie. Vous êtes enseignant de primaire, en même temps qu’écrivain. La première question qui me vient à l’esprit est: quelle est la part de fiction dans ce livre, vu votre rôle d’enseignant?
YVES GREVET: Ce livre est né dans mon travail d’enseignant. J’avais le sentiment, partagé par beaucoup de mes collègues, de me sentir de plus en plus abandonné par l’institution. La disparition progressive du réseau d’aide aux enfants en difficulté (R.A.S.E.D), réseau qui répondait à un réel besoin au sein de notre établissement, a été un des éléments déclencheurs. Ceci ajouté à ce refrain sans cesse rabâché, selon lequel l’État endetté doit imposer des efforts à tous et que l’École devrait porter sa part… L’École est un investissement d’avenir. On n’a donc pas à la mettre à contribution, ni à sacrifier les nouvelles générations sous prétexte qu’il faudrait faire des économies. Et puis, il y a ce mythe tenace de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage qui résoudraient tout. Personnellement, je suis très respectueux des travailleurs manuels, je suis même admiratif, mais il faut s’engager dans ces filières en l’ayant choisi. Je ne pense pas que si un enfant ne réussit pas à l’école on doit le mettre en apprentissage le plus tôt possible. C’est comme si l’État républicain avait renoncé à assurer pour tous un minimum de culture générale et d’ouverture sur le monde. Le livre est donc parti d’une sorte de coup de colère.


Était-ce au départ, un texte à destination des enfants?
  Non, en effet, L’École est finie est l’adaptation d’un texte sollicité par une revue militante, N’autre école, qui m’avait demandé d’imaginer l’École de demain. L’invitation avait d’ailleurs été lancée à d’autres écrivains (F. Bégaudeau, M. Cantin, J. Héliot, B. Mordillat…). C’était donc au départ un texte visant un lectorat adulte qui avait la forme d’un récit pour enfants.  Après sa parution en presse, je me suis dit qu’il pourrait aussi intéresser des plus jeunes et je l’ai donc retravaillé  pour en faire un livre jeunesse. Je pense y être arrivé. Quelques-uns de mes élèves de CM2 qui l’ont lu ont tout de suite fait le parallèle avec la situation des enfants au XIXe siècle qui étaient employés dans les mines et les usines. Depuis sa sortie, j’ai été content d’apprendre que ce texte était également lu en lycée professionnel et que des adultes en offraient à des amis.


Il est désigné sur la quatrième de couverture comme un livre de politique-fiction. Comment l’avez-vous construit?
  Je suis parti de la dictée, scène classique, voire nostalgique, de l’école sauf qu’on découvre bien vite que le texte est tiré d’un prospectus publicitaire. Autour de cette idée d’École des entreprises, j’ai imaginé un environnement cohérent, comme on le fait quand on construit une dystopie comme Méto. Là, c’était plus facile car il suffisait de s’inspirer de la réalité mais en amplifiant certaines dérives d’aujourd’hui. Même si certains éléments décrits peuvent paraître excessifs, comme la retraite à quatre-vingt-cinq ans, d’autres comme la «loterie du dentiste» sont presque déjà une réalité quand on sait qu’aujourd’hui, une partie de la population ne se fait plus soigner les dents car les soins dentaires ne sont pas suffisamment remboursés.


Qu’est-ce qu’un livre comme L’École est finie a en commun avec d’autres de vos ouvrages, comme la trilogie Méto parue chez Syros, en 2008, 2009 et 2010?
  On peut voir des similitudes entre les deux livres. C’est à chaque fois, l’histoire d’une prise de conscience. Ce sont deux héros confrontés à une réalité qu’ils pensaient immuable. Au départ, ce sont des personnages normaux qui, mis en face d’évènements, doivent se positionner en se demandant: est-ce que je détourne le regard et j’attends que ça se passe ou est-ce que je réagis? Et si je décide de m’engager, qu’est-ce que je peux faire? Aurai-je le courage d’aller jusqu’au bout? Au départ, Méto est un bon petit soldat, quelqu’un qui a appris à respecter les règles et qui veut rester dans le rang. C’est en initiant Crassus, un petit nouveau, qu’il découvre l’absurdité du discours qu’il doit transmettre. Alors va germer en lui l’idée de percer les secrets de la maison, puis de se révolter. C’est le cas aussi pour Noé, dans C’était mon oncle, qui découvre un soir qu’on lui a caché l’existence d’un oncle parce qu’il était SDF. Le narrateur va s’opposer au schéma familial et social en allant à la recherche des souvenirs de son oncle, en dépassant sa peur pour aller rencontrer ceux qui vivent dans la rue. Il montrera à tous la valeur et l’humanité de cet homme disparu.


Dans Méto on voit que les héros quittant la Maison et la tyrannie de Jove se retrouvent face à une organisation générée par des ados qui s’avère presque pire que celle qu’ils viennent de quitter. N’est-ce pas une vision un peu pessimiste?
  En écrivant le premier tome de Méto, j’ai décrit un système totalitaire. Je me disais qu’ensuite, quand Méto et les siens allaient rejoindre les rebelles, ils trouveraient des gens avec de grandes idées démocratiques, un peu comme les Résistants de la Deuxième Guerre mondiale qui, pendant et après la guerre, ont porté des valeurs de solidarité et de justice fondatrices d’une nouvelle société. Je pense à des personnes comme Raymond Aubrac, qui vient de mourir, ou à Stéphane Hessel. Dans un deuxième temps, j’ai trouvé cette idée un peu simple et j’ai voulu montrer que la tentation était grande de tomber dans de mauvais travers en bâtissant une société sur des principes qui peuvent apparaître comme naturels comme la loi du plus fort et le repli sur soi. C’est ce que les «Oreilles Coupées» pratiquent entre eux, de manière clanique. C’est le genre de solution simpliste que parfois on entend proposer, par exemple, par l’extrême droite quand ses leaders soutiennent qu’il faut d’abord penser à sa famille, son peuple, sa patrie, quand l’étranger est toujours vu comme un ennemi. Les rebelles construisent donc un autre système tout aussi dangereux et inégalitaire que celui de la Maison. Dans Le Monde, le dernier tome, le modèle politique qui s’impose est une pseudo démocratie, une «dictature éclairée», née après une grande crise. Elle est aussi violente et répressive et tient sa population grâce au mensonge. Tout ça pour signifier à mes lecteurs que la démocratie, la vraie, est une chose imparfaite et fragile, que ce n’est pas la voie la plus évidente mais que c’est la seule qui soit légitime.


Quand vous avez écrit Méto, vous aviez le projet d’écrire un «livre engagé» sur la désobéissance?
  Non. Méto est né d’une idée que j’ai retranscrite dans la toute première scène de la trilogie, celle d’un dortoir la nuit où le craquement d’un lit réveille et tétanise soixante-quatre adolescents. Tous savent qu’un de leurs amis va être emmené par des hommes mystérieux qu’on ne doit pas regarder. À ce moment-là, Méto entrouvre un œil et commet son premier acte de désobéissance. Tout le livre s’est construit pour rendre crédible cette première scène. Je n’avais donc aucun projet précis quand j’ai commencé cette trilogie.


Vos personnages sont-ils héroïques?
  Mes personnages sont des adolescents ou des enfants ordinaires mais qui, confrontés à des situations extraordinaires, font le choix de prendre des risques. Méto devient au fil de l’histoire de plus en plus héroïque (mais il commet aussi des erreurs), au début, par des actes minuscules, comme quand il décale de quelques secondes le moment où il mange par rapport au minutage précis du rituel de la Maison, lorsqu’il ne boutonne pas complètement son pyjama. L’idée de ces petits actes m’était venue de la lecture d’un article sur l’URSS, où on racontait que des anonymes se rassemblaient dans un parc à Moscou pour enlever leurs chapeaux devant la statue de Gorki et ainsi témoigner symboliquement de leur résistance au régime communiste. Après, comme on est dans un roman d’aventure, j’ai surtout envie que mes lecteurs vibrent, qu’ils partagent des sentiments, des sensations et qu’ils se laissent entraîner par l’histoire.


Votre premier métier a été d’enseigner, et vous ne l’avez donc pas quitté, même en devenant écrivain. Pour quelles raisons?
  Quand on me demande ce que je fais, je dis toujours que je suis enseignant. Après, si la discussion me permet de l’aborder, je dis que j’écris aussi des livres. J’ai toujours su que je serai enseignant. C’était une sorte d’évidence, ce qu’on appelait autrefois une vocation. J’ai très tôt travaillé avec des enfants et c’est un métier où on dispose de beaucoup d’autonomie. Pour moi, qui venais d’une famille modeste, c’était un but qui me paraissait plus atteignable que de devenir écrivain. Être écrivain, c’est quelque chose auquel j’ai mis du temps à croire. Et les tentatives que j’ai faites ensuite pour y parvenir m’ont montré que j’avais peu de chance de le devenir un jour. L’écriture est donc restée longtemps une activité intime comme certains font de la peinture ou de la musique pendant leurs week-ends sans chercher à se confronter aux regards des autres.


Qu’est-ce qui a fait que vous avez passé le pas?
  J’ai découvert la littérature jeunesse en lisant des albums puis des romans à mes enfants, à mes élèves aussi. Je fréquentais le salon de Montreuil chaque année et je recevais des auteurs et des illustrateurs dans ma classe. Et un jour je me suis dit: pourquoi pas moi? Le chemin n’a pas été facile mais petit à petit, des gens ont cru à mes histoires. Maintenant, est-ce que je pourrais être complètement écrivain? J’ai eu déjà du mal à lâcher ma classe à mi-temps. J’avais l’impression d’abandonner mes élèves. D’ailleurs, les premières semaines où j’étais à mi-temps je n’arrivais pas à écrire. Je papillonnais sans parvenir à m’y mettre. Malgré les conditions qui ont tendance à se dégrader, j’aime toujours l’enseignement, le contact avec les élèves, l’ambiance chaleureuse de la salle des maîtres. De plus, l’écriture est une activité artistique et les revenus ne sont pas réguliers. Quitter l’enseignement m’obligerait peut-être à produire plus ou à accepter des déplacements à contrecœur. Ma situation actuelle me convient pour l’instant.


La trilogie de Méto est la seule de vos œuvres à avoir des connotations quasi fantastiques. Quel est votre rapport à ce genre littéraire?
  Je ne me verrais pas du tout écrire des récits où on résout les problèmes par un coup de baguette magique. C’est toujours trop simple. Et pour moi Méto n’est pas du tout un roman fantastique. On peut peut-être le croire quand on commence la trilogie mais on découvre vite un univers très réaliste, sans technologie futuriste. C’est une histoire qui aurait pu s’inscrire dans le passé. Quand j’ai commencé à l’écrire, j’avais même mis des dates. Et puis, très vite, je me suis aperçu qu’il n’allait pas être possible de faire croire qu’un tel monde ait existé. J’ai, donc, fait un détour par l’uchronie et j’ai pris comme point de divergence historique la guerre de Corée. Si j’ai fait tout ce travail de justification, par des fiches historiques, des descriptions de cartes géopolitiques, c’était parce que je voulais faire croire à cette réalité. Quand j’écris, j’ai toujours ce souci du réalisme jusque dans les moindres détails. Je me pose alors des questions très concrètes. Par exemple, dans le réfectoire de la Maison (Méto, T.1), comment vit-on l’expérience du repas où on doit compter soixante secondes entre chaque  bouchée? Je travaille aussi avec des plans pour savoir combien de pas mon narrateur doit faire pour aller d’un endroit à un autre.


Pour conclure, si on vous demandait de définir l’engagement en littérature, que pourriez-vous dire?
  Comme je l’ai dit, je ne me perçois pas comme un écrivain engagé. Je veux avant tout partager des émotions, des sensations et des réflexions avec mes lecteurs. Ce qui transpire dans mes livres ce sont les valeurs auxquelles je crois et qui animent mes héros. Ma seule ambition dans ce domaine serait plutôt de susciter la réflexion, de donner à entendre la voix de chacun, d’ouvrir des portes. Ce n’est jamais imposer une manière de penser. Apprendre à rester soi-même, à se méfier des idées toutes faites, à prendre de la distance. Je me méfie depuis l’enfance de toutes les formes de manipulations et d’embrigadements surtout vis-à-vis des enfants. J’ai vécu quand j’avais dix ans une expérience traumatisante qui m’a vacciné à jamais de ce genre de dérives.


Vous pourriez nous raconter?
  C’était pendant des vacances d’été quelques années après les événements de 68. Mes parents pour la première fois avaient décidé de nous envoyer mon frère et moi en colonie de vacances. Ce centre avait un projet social d’intégration d’enfants issus de bidonvilles. Mes parents n’étaient pas au courant qu’il y avait aussi un projet politique au sein de l’équipe d’animation constituée de militants d’extrême gauche. Un jour, les animateurs nous ont séparés en deux groupes. Ils ont fait travailler les enfants d’immigrés. Les filles nettoyaient les chambres qui étaient immédiatement resalies et les garçons devaient transporter des briques en plein soleil. Les «petits français» pouvaient jouer et boire à leur guise. En fait, ils maltraitaient les enfants d’immigrés pour les pousser à la révolte et cherchaient à nous culpabiliser. Quand les choses ont commencé à mal tourner, ils ont tout arrêté et nous ont expliqué les raisons de cette action lors d’une grande réunion. J’ai vécu cette journée, comme beaucoup, comme une agression violente que je ne suis pas prêt d’oublier. Un détail encore, cette expérience a été filmée. Si quelqu’un en a entendu parler, qu’il me fasse signe.


Propos recueillis par Silvia Galli, librairie Le Chat Pitre de Paris

 – Bibliographie d’Yves Grevet sur le site des éditions Syros