Yves Pinguilly, barde et griot

Yves Pinguilly et Fodé Diabaté chef des griots de Kita, au Mali en 2010

Citrouille – Yves Pinguilly, d’où vous vient cette passion de l’Afrique ?Tout l’implicite du mot AFRIQUE est, pour l’homme blanc difficilement atteignable, dans toute sa force, toute sa chair, tout son sang…Les mots, disait le grand écrivain Congolais Sony Labou Tansi, sont du silence qui parle. Mais qui sait entendre dans le monde blanc l’une des deux mille langues encore parlées sur le continent noir ? Qui sait lire l’amharique qui s’écrit sur le continent noir depuis aussi longtemps que le latin, dans la vieille Europe ?
Derrière le mot Afrique se cache un des plus grands continents du monde, et qui prononce Afrique pour commencer une conversation peut vous emmener vers le pays aussi mouillé que l’Irlande qu’est la Guinée Conakry ou vers les terribles déserts du Sahara ou du Namib, là où le soleil a fondé sa patrie ; il peut aussi vous guider dans la forêt équatoriale où les arbres mangent la lumière, ou sur quelques uns des grands fleuves du monde que sont le Nil et le Niger. Encore, celui qui raconte, le plus souvent brasse sans précision géographique et historique les mots baobab, éléphant, griot, génie, ancêtre, pygmée, calebasse, masque, balafon, pagne, excision, cora, mandingue, esclavage, taxi- brousse, colonialisme, savane, zoulou, cauri, boubou, case, piste, tradition orale, apartheid… on pourrait continuer la liste, bien sûr. En fait l’Afrique est peut-être trop grande pour être aimée, et souvent quand un voyageur blanc l’embrasse ou quand l’écrivain blanc l’écrit, les baisers qu’ils lui donnent sont des baisers de Judas. Pourquoi ? Parce « ce blanc là », qui a de grands yeux ne voit rien ! Parce que l’Afrique ne se laisse pas deviner aussi facilement sans doute. Et puis le Blanc, de France et de Navarre doit se défaire de son histoire coloniale, cette histoire mensongère qu’on lui a racontée. « Ce blanc là » quand il aura bien compris que rien de bon, de grand, ne peut naître de la soumission, de l’humiliation et des offenses perverses, engendrées par l’esclavage et le colonialisme pourra commencer son apprentissage et espérer pouvoir un jour ouvrir réellement les yeux et en prendre plein la vue avec ce monde que l’on nommait encore, il n’y a pas si longtemps la terra incognita et monstruosa ! 
Chacun peut trouver le bon cap pour apprendre mieux l’Afrique. Mais, il faut pour cela, être véritablement curieux, et respectueux des coutumes originales et subtiles que l’on rencontre. Moi qui suis « africain » depuis plus de trois décennies, c’est par des échanges amoureux, que pas à pas, geste après geste, mot après mot, j’ai familiarisé ma langue avec la langue Sénoufo, la langue Dioula et la langue Peule, parlée elle des montagnes du Fouta-Djalon jusqu’au lac Tchad.
C’est après quinze ans de fréquentation de l’Afrique subsaharienne et avant de bien connaître trente huit des cinquante trois pays du continent, que j’ai osé commencer à écrire des livres noirs, des livres qui allaient au fil des ans me faire reconnaître comme un écrivain « nègre ». Nègre oui, à tel point que, malgré mon patronyme, plusieurs fois des lecteurs, en Ethiopie, au Mali ou au Gabon, attendaient un homme noir alors que je débarquais blanc et rose directement de ma Bretagne natale pour dialoguer. (Ce genre d’aventure m’arrive régulièrement dans les écoles de France).
Aujourd’hui, je suis l’auteur de 35 titres africains, des romans, des contes et des albums. [interview de 2006 – voir la bibliographie actualisée ici, sur le site d’Yves Pinguilly – ndlr]

Pour l’écrivain blanc qui écrit l’Afrique, la grande première question qui se pose est celle de la légitimité. En effet, il est facile pour un français d’écrire New York ou San Francisco, facile d’écrire tous les pays d’Europe jusqu’à la lointaine Russie. Nous avons en commun des fonds culturels et les échanges entre nos pays sont anciens et nombreux même s’ils n’ont pas toujours été équitables. Avec le continent africain, la situation est différente. L’Afrique colonisée n’a pendant longtemps pas écrit pour elle même et c’est l’homme blanc colonisateur qui l’a présentée, décrite, fantasmée. Ce fut une écriture très souvent mensongère, l’écriture du dominant conquérant et chrétien.
Les indépendances sont récentes, elles datent de moins de 60 ans et si deux grosses poignées d’écrivains noirs talentueux écrivent aujourd’hui à la face du monde, il faut convenir qu’ils sont encore peu nombreux. Les conditions africaines n’ont pas encore permis que mille et mille écrivains naissent au monde pour des millions de lecteurs… sachant lire donc ! Aussi, quand un blanc écrit le monde noir la question se pose : prend-il la place d’un autre ? Continue-t-il ce faisant de creuser un sillon post-colonial ? Il faut que l’écrivain (et aussi l’illustrateur) qui crée l’Afrique dans des livres publiés en Europe se pose ces questions.
Moi, c’est après beaucoup d’hésitations et après un long temps que j’ai osé avec lucidité écrire l’Afrique. Il m’aura fallu être complètement admis, comme si sortant de la forêt sacrée, j’étais devenu Poro* tout autant qu’un grand initié Sénoufo.
Après cela quelle Afrique écrire ? Toutes les Afriques sans doute… autant celles de la tradition que celles des villes où les quartiers riches côtoient souvent la pire des misères, inimaginable pour celui qui de loin connaît un peu l’Afrique des vacances ou celle présentée par les télévisions.

J’ai découvert l’Afrique parce que l’on m’y a invité alors que j’étais un très jeune écrivain, en 1974. Après cela, je suis intervenu pour l’Agence de la Francophonie (l’ACCT à l’époque) pour la mise en place de bibliothèques en milieu rural. Pour cette action, j’ai été actif, comme formateur dans dix huit pays. Parallèlement j’ai travaillé comme expert pour d’autres organismes, toujours autour des problèmes de littérature ou de langue (avec le Service national d’alphabétisation, de Guinée, par exemple), comme consultant pour la mise en place de foire ou salon du livre (au Burkina Faso, récemment) et depuis longtemps, à partir de mes propres œuvres, je rencontre des lecteurs dans de nombreux pays. Il m’arrive aussi de conter mes contes africains… en Afrique, dans des festivals internationaux comme Paroles du Monde.
Aujourd’hui je vois bien que ce continent que j’aime tant reste à la dérive… Bien sûr, il y a quelques belles raisons d’espérer. Mais à l’heure où je vous réponds je peux pleurer en pensant au Darfour, et à tous les lieux de guerre du continent ; pleurer en pensant qu’il y a aujourd’hui moins d’enfants scolarisés, en pourcentage, dans presque tous les pays, qu’il y a vingt ans ; pleurer en pensant au SIDA qui fait mourir tant d’adultes et d’enfants ; pleurer en sachant à quel point la France, mon pays, aime les dictateurs africains ou ces présidents « démocratiquement » élus depuis plus de vingt ans ou trente ans, ou trente cinq ans…
Heureusement, nous sommes nombreux, ici et là-bas, à vouloir garder l’espoir et vouloir tourner la page, les pages… à vouloir tirer sur le fil de coton du développement pour tous.
Voilà, ma connaissance du continent s’est faite au fil des ans et c’est vrai que je connais nombre de lieux où l’homme blanc ne pénètre généralement pas, tout autant en brousse qu’en ville. Dans ces lieux là, je puise une part de mon écriture. Dans ces lieux là, comme disait l’écrivain Michel Leiris dans « l’Afrique fantôme », je me sens plus lointain même que dans l’autre monde.

Yves Pinguilly et sa complice l’écrivaine Adrienne Yabouza à Carnac

Citrouille – Existe-t-il selon vous une différence entre l’Afrique que vous proposez dans vos livres et l’Afrique des auteurs africains ? [interview de 2006, ndlr]En Afrique aujourd’hui [interview de 2006, ndlr], peu d’écrivains s’intéressent à la littérature pour la jeunesse. On est tout au début de l’aventure… Là-bas, les jeunes éditeurs, comme les moins jeunes veulent proposer des livres pédagogiques, moraux, édifiants, aux enfants. Ces éditeurs font souvent l’essentiel de leur chiffre d’affaire dans le livre scolaire et n’ont pas encore, en général, admis que les livres pour enfants n’ont pas à compléter l’école, mais à ouvrir l’imaginaire. Ce sont les émotions qui font grandir les enfants noirs et blancs, qui les font renaître sans cesse dans le monde, et la littérature et les images sont là pour mettre à jour une autre vie, un autre monde, en faisant de nous des êtres de désirs… des êtres qui ne peuvent se satisfaire du monde tel qu’il est.
Mais la fabrique de la littérature comme la fabrique des images est toujours le résultat d’un apprentissage, d’un travail dans le texte ou l’espace, ou la couleur. Le résultat d’un travail sur soi aussi. Les créateurs africains ont encore, le plus souvent, des modèles un peu désuets, trop académiques, dans leur mémoire. Ils ont besoin de rencontres et de confrontations donc, avec les créations du monde. Il leur faut intérioriser qu’écrire c’est travailler et que peindre et dessiner c’est aussi travailler, c’est à dire reprendre, raturer, corriger, refaire et encore recommencer !
La production africaine (publiée en Afrique) est donc largement marquée par la pédagogie et la morale. Cependant, dans le domaine du roman surtout, me semble-t-il, des auteurs ayant beaucoup écrit pour les adultes proposent de temps en temps des œuvres pour la jeunesse intéressantes, je pense aux ivoiriennes Tanella Boni et Véronique Tadjo par exemple ou au camerounais Pabé Mongo. On pourrait citer d’autres noms et souhaiter que plus largement, les « grands » auteurs africains se mettent à écrire pour la jeunesse.

Moi, j’écris des livres sans penser à un public précis, africain ou français. J’écris. Si mes livres africains conviennent à un lectorat africain j’en suis heureux (idem pour un lectorat français ou autre…) s’ils ne conviennent pas tant pis pour eux et pour moi. J’ai tendance à montrer dans mes romans une Afrique des villes où les situations de vie sont dramatiques, comme dans Meurtre noir et gris gris blanc ou, j’insiste sur le choc culturel que représente la rencontre du monde blanc et du monde noir comme dansPolice Python où mon héros débarquant à Paris ne comprend guère le monde qui l’entoure. Mais j’écris aussi des romans historiques comme Le goût du vent qui vient de paraître chez Hachette en livre de poche jeunesse ou L’esclave du Fleuve des fleuves, qui sort chez Oskarson en mars 2006. Ces livres qui évoquent la traite négrière, je n’aurais pas pu les écrire si je n’avais pas entre autre, une connaissance du désert pour l’un, de la boucle du Niger et du lointain passé de l’Empire Mandingue pour l’autre.
Les écrivains africains ont peu écrit l’esclavage, comme ils ont peu écrit leur participation aux grandes guerres mondiales. Mon roman Verdun 1916 un tirailleur en enfer (très lu en Afrique) est à ce jour encore, je crois, le seul roman disponible évoquant les tirailleurs Sénégalais dans la première guerre mondiale.
Citrouille – Votre bibliographie compte une dizaine d’albums qui content des histoires se déroulant en Afrique aujourd’hui ou hier. Quatre titres sont édités par Gandaal, éditeur de Guinée Conakry et un par les Nouvelles Editions Ivoiriennes. Pouvez vous nous parler de ces œuvres et des illustrateurs avec lesquels vous avez travaillé ?Chaque album a son histoire… pour les titres publiés en Guinée, tout commence par la rencontre avec un jeune éditeur Aliou Sow. Il connaissait plusieurs de mes titres et c’est lui qui est venu vers moi, me demander un texte. Je lui ai proposé un illustrateur Tchadien et une illustratrice Française pour le premier titre Le garçon qui mouillait les poules. Il a choisi l’illustratrice française, Florence Kœnig. C’est elle qui a illustré les autres titres guinéens ainsi que tous mes titres parus aux éditions Autrement. Ce premier album est très humble en ce qui concerne sa fabrication. Il a été entièrement réalisé en Afrique. Le deuxième titre La fille de l’eau, a été fabriqué à Paris et là bien sûr, pour un simple petit album nous avons une haute qualité technique. Les deux derniers titres sont nés du « succès » des premiers… nous avons imaginé une série, ce qui était ambitieux ! Une série sur les fruits… les fruits connus des enfants devant être le héros d’une histoire imaginaire. Ainsi sont nés les deux très beaux album co-édités par Ganndal et Le Sablier : L’orange folle de foot et L’ananas grand jusqu’au ciel. Ces deux derniers titres, bien diffusés en France, sont autant appréciés des lecteurs Français qu’Africains.
Pour l’album des NEI, c’est ma rencontre avec Claire Mobio qui illustrait déjà entre autre les albums de Fatou Keita qui a fait naître un livre. Claire souhaitait que je lui écrive un texte et j’ai donc écrit Quand le coton devient fil d’or. Les titres guinéens sont très marqués par la culture guinéenne (peule ou soussou). Le livre ivoirien est marqué par les traditions du nord de la Côte d’Ivoire où les Sénoufos cultivent le coton que tissent les Dioulas.
Les albums parus chez Autrement… c’est une autre histoire, c’est l’histoire d’une complicité rare entre un auteur et une illustratrice : Florence Kœnig. Florence et moi avons travaillé ensemble dans le passé, chez Hachette et nous nous sommes « retrouvés ». Je lui écris des histoires. Oui, j’écris spécialement pour Elle. Je lui adresse mes histoires et nous en parlons. Je les corrige souvent en écoutant ses critiques et quand le texte nous convient à tous deux nous le proposons à l’éditeur. Ensuite, Florence commence à dessiner et me soumets son travail que je critique… Je lui fais remarques et suggestions. A l’arrivée, cela donne les albums que vous connaissez qui sont il me semble très appréciés. Il faut dire que chez Autrement, nous bénéficions du talent de l’éditeur (Sandrine Mini dans un premier temps, Christian Demilly aujourd’hui, et du talent d’un directeur artistique Kamy Pakdel qui sait accueillir les propositions de Florence). Nous avons déjà un autre titre à paraître chez cet éditeur et… un autre ensuite. Florence connaît un peu l’Afrique, mais avant qu’elle ne la découvre, je lui avais chuchoté bien des secrets du continent. Nous sommes complices et j’ai par ailleurs écrit, à propos de son travail : « Avec elle, avec ses images, chaque fois c’est comme si j’entrais enfin dans un château qui m’aurait été interdit… comme si j’allais enfin en haut du donjon… comme si là je trouvais le coffre secret et comme si une fée m’offrait la clé du coffre que j’ouvre tout de suite pour découvrir des images que l’on m’avait cachées et… qui me sont offertes. Quelle joie, quel plaisir ! J’ai devant ces images qui vitaminent mes textes, une émotion amoureuse qui me prend comme celle qui bouleverse le petit garçon qui pour la première fois découvre et caresse la beauté cachée, rêvée, d’une petite fille.

J’aime les images de Florence Kœnig et les interminables pays d’enfance qu’elles m’offrent. Chez Florence, pas de caricature, pas de réalisme froid. Ses images sont comme ces plantes vivaces qui renouvellent seules leurs fleurs au fil du temps. Je veux dire qu’à chaque nouvelle lecture du texte, elles renaissent, elles sont neuves et recréent une émotion ».
Par ailleurs, avec moins de complicité, j’ai bénéficié du talent de plusieurs grands artistes français pour mes titres africains et j’en suis heureux. Heureux d’avoir travaillé avec Alex Godard pour Katsi le petit hippopotamtam, Zaü pour L’esclave qui parlait aux oiseaux, et Frédérick Mansot pour Ploc Ploc Tam Tam. Permettez-moi de m’arrêter un instant sur ce dernier album qui a une histoire singulière. Un matin, j’étais chez moi en Bretagne et j’écoutais via le satellite le bulletin Afrique de RFI. J’appris que les rebelles étaient entrés à Korhogo, la grande ville du nord de la Côte d’Ivoire. J’ai là-bas une petite fille adoptive qui avait alors huit ans. J’ai tout de suite tenté de joindre sa mère au téléphone, mais impossible. C’était la guerre avec son cortège d’exactions et bien sûr le téléphone ne fonctionnait plus. Pendant quinze jours je suis resté sans nouvelles précises. Seules les grandes radios donnaient quelques informations générales. Enfin, quand le téléphone a fonctionné j’ai su que ma petite fille était vivante, mais qu’elle avait vu des choses terribles. Pendant tout ce temps où inquiet je n’avais pas de nouvelles une histoire a mûri en moi. Après avoir parlé avec ma petite fille, j’ai décidé d’écrire une histoire et de raconter la peur d’une enfant quand la guerre arrive, avec ses enfants soldats, avec la mort des papas et des mamans. C’est ainsi qu’est né Ploc Ploc Tam Tam. Frédérick Mansot a eu la belle idée de travailler à partir des wax* africains pour réaliser des images qui sont appréciées en Afrique comme en France.


A Concarneau les trois auteurs du roman
« Les prisonniers du vent », le Breton Yves Pinguilly, le Québecois Bernard Boucher et le Centrafricain Romain Bally Kenguet.

Citrouille – Dans quelle langue sont publiés vos ouvrages en Afrique ? Ecrivez-vous directement dans une autre langue que le français ?
Je n’écris qu’en français ! Je ne saurais même pas écrire en Breton. Je ne suis ni Nabokov, ni Makine, ni Ionesco, ni Biancotti… pour écrire dans une autre langue que celle de mon pays de naissance ! J’écris en Français et mes livres sont principalement lus en langue française en Afrique. La langue française est la langue officielle de nombreux pays du continent où elle est enseignée à l’école avant même les langues nationales. Mais je suis aussi lu en Soussou, en Poular et en Swahili, dans de très modestes éditions.
Quelques uns de mes titres circulent en langue anglaise dans les pays anglophones.
Il faut que vos lecteurs sachent que très peu de livres de littérature paraissent en langues nationales, en Afrique. Ecrire dans la langue du colonisateur ou dans la langue de ses ancêtres ? C’est un débat qui traverse depuis toujours l’écriture des écrivains du Sénégal qui écrivent presque systématiquement en français même si l’on a connu en langue wolof des œuvres de Cheik Alou Ndao, même si l’un des derniers romans de Boris Boubacar Diop est tout d’abord paru en wolof lui aussi. Il existe une littérature populaire en langue Haoussa, quelques textes en swahili, quelques livres isolés, en d’autres langues, ici et là, mais c’est à la marge de la marge.
Citrouille – Lors de vos voyages en Afrique, rencontrez-vous des lecteurs et racontez vous vos livres ou êtes-vous principalement « l’oreille aux aguets » ?Je suis toujours l’oreille aux aguets ! Souvent je dis de moi que je suis un voleur de mots. Je vole –en tout bien tout honneur- plus que des mots d’ailleurs. Les mots tout d’abord : cela est important puisqu’il y a un français africain, un français de la rue, spécifique, avec lequel l’écrivain que je suis compose des effets de réel. Ce français là, d’une manière générale les écrivains Africains pour la jeunesse l’évitent, ils veulent écrire eux une langue française académique, ce qui n’est jamais mon cas. Mais au-delà des mots, il y a une syntaxe africaine, une manière de dire le français qui n’est pas la même en Côte d’Ivoire par exemple qu’au Cameroun ou qu’à Djibouti. Ces différences apparaissent dans mes écritures et il me faut lutter souvent contre l’éditeur et son correcteur qui veulent bien sûr un français impeccable et qui me proposent des expressions qu’il est impossible d’entendre en Afrique pour « corriger » mon texte !
En Afrique je rencontre souvent mes lecteurs. Quand nous dialoguons dans une école française, c’est bien mais sans surprise. Je retrouve les conditions que je connais ici en France. Quand je rencontre mes lecteurs à l’école africaine et dans des débats généraux où les vrais populations d’Afrique sont là, c’est très différent. Il arrive que pour une rencontre scolaire africaine plusieurs adultes soient là : le président des parents d’élèves, le chef de village, l’imam et les vieux qui ont revêtu leur boubou de cérémonie. Dans ces conditions, je vis des situations inattendues, nombreuses. Voici un exemple : « dans une école primaire rurale du Mali, un élève se lève et avec une grande politesse me dit : Monsieur j’ai lu votre livre dont le héros est un malinké, comme moi. Mais je n’ai pas compris quand il parle des ninkinankas ». Pris de court, je commence à réfléchir et alors que j’allais lui répondre que je m’étais probablement trompé (un écrivain peut se tromper comme le meilleur des enseignants !), un vieux qui était là, assis derrière moi, se précipita dans la classe vers l’élève grand et fort et le secoua, non pas comme un prunier, mais comme un manguier ! Il lui dit tout fort en français : « Quoi ! Toi un Malinké tu demandes ça à un blanc ! Tu n’as pas honte ! Et il lui expliqua que dans les contes traditionnels malinkés (entre autres) le ninkinanka est une sorte de dragon. Oui, les livres imaginaires… peuvent aussi devenir sans qu’ils le veuillent des livres d’apprentissage !
J’ai souvent parlé de mes livres quels qu’ils soient à des publics qui m’avaient écouté conter. En Afrique je conte tout autant la tradition africaine que la tradition bretonne !

Citrouille –A ce propos : vous restituez avec votre langage et votre culture européenne des contes que l’on vous a confiés, des histoires qui vous ont été offertes. Comment les auteurs et illustrateurs africains perçoivent-ils vos ouvrages ?Justement, je restitue les histoires à la sauce africaine et non européenne… à la sauce arachide, à la sauce gombos, à la sauce graine, à la sauce mafé. J’écris disons « en africain » local. Si vous observez les « paroles douces comme la soie » de mes contes de la Corne de l’Afrique, vous ne trouvez pas la même écriture que pour mes contes d’Afrique de l’Ouest. Plus, d’un conte à l’autre vous avez un contexte culturel et langagier différent. J’ai écrit par exemple dans un même livre un conte sérère originaire du Sénégal et un conte Sar du Tchad. Entre ces deux pays, ces deux ethnies, la distance est exactement la même qu’entre Paris et Moscou, c’est tout dire. Il y a de nombreuses Afriques et la tentation de les unifier, de nier leurs différences historiques, géographiques et leurs actualités spécifiques, par l’emploi d’un langage blanc passe-partout est une très mauvaise chose, sur un plan tout autant esthétique, qu’idéologique.
Mes livres de contes sont très lus en Afrique et j’ai eu l’agréable surprise de les voir plusieurs fois dans les bagages de conteurs célèbres à l’occasion de rencontres, de festivals, auxquels je participais.
Citrouille – Beaucoup de jeunes lecteurs d’albums français connaissent des contes traditionnels africains, la vie de jeunes villageois, la famine, les problème d’eau potable, de maladie, de scolarisation, de guerre de ce continent. Quel est votre sentiment sur cette image proposée aux enfants d’ici ?
Je suis un peu réservé. Rares sont les livres de haute qualité évoquant littérairement ces problèmes. Beaucoup restent des livres « bien pensants ». Peu d’éditeurs éditent des ouvrages sur la mort d’un enfant à l’hôpital parce qu’il manquait à sa mère deux cent francs CFA (0,25 €) pour que l’infirmier lui fasse la piqûre nécessaire. Les problèmes sont vus de loin, de trop loin dans une majorité de cas, et les éditeurs savent bien qu’ils ne vendront que peu d’exemplaires d’un livre grave. Je peux vous dire que dans les salons du livre des parents se détournent de Ploc Ploc tam Tam, si je leur dis qu’il raconte la peur d’une petite fille dans la guerre.
Et puis, il y a une grande difficulté littéraire à écrire pour des enfants l’incommensurable souffrance d’autres enfants. Les africains eux-mêmes montrent peu leur souffrance. Il m’est arrivé de joindre des amis qui étaient à bout, dans des zones de guerre, alors qu’ils n’avaient pas mangé depuis trois jours. Je leur demande des nouvelles d’eux et des enfants et ils me répondent simplement : « ça va, on est là ! ».

Bretagne, mai 2014 Adrienne Yabouza
et Yves Pinguilly au salon du livre de Lanvollon

Citrouille – Avez-vous l’occasion de proposer en Afrique des ouvrages présentant des contes traditionnels français ou des albums qui racontent la vie de jeunes français ?Cela m’arrive peu aujourd’hui, mais je l’ai souvent fait à une autre époque. Les bibliothèques africaines comptent toujours plus de livres écrits et fabriqués en Europe qu’en Afrique. Ces livres parlent du monde blanc presque toujours… Pour un enfant d’un village africain, la journée d’un jeune français de son âge est souvent de la science fiction. L’inverse est vrai, à ceci près que d’une manière générale, les enfants africains vivent dans des conditions qui ne leur donnent qu’une connaissance limitée du monde. Comment parler de la vie à l’école d’un enfant français à un élève de Mauritanie, du Centrafrique, du Soudan, d’Angola, lui dont le maître ou la maîtresse n’a jamais possédé le moindre dictionnaire ? Lui qui n’a jamais été éclairé à l’électricité ? Lui qui n’a jamais bu d’eau potable ? Lui qui a une espérance de vie de moins de 45 ans ?
J’essaie quand je le peux de conter, de raconter les livres qu’aiment les enfants blancs. J’essaie aussi de donner une image réelle de l’Europe riche où il y a aussi des enfants pauvres même si leur degré de pauvreté n’est pas celui que l’on rencontre en Afrique où la mort rôde trop régulièrement près des enfants.
Citrouille – Y a-t-il une demande particulière des éditeurs français sur les sujets abordés dans les albums à destination du jeune public français en ce qui concerne l’Afrique ?Jamais un éditeur ne m’a demandé ou commandé un album concernant l’Afrique. Je travaille dans mon coin et je propose ensuite aux éditeurs.
Citrouille – Quelle est votre part de liberté dans le choix de vos sujets, de vos illustrateurs ?Ma liberté est totale. J’écris exactement ce que je veux et je propose aux éditeurs, comme je le disais plus haut. Mais… cela peut être difficile. Par exemple, j’ai écrit il y a peu une histoire sur l’excision des petites filles, Maïmouna qui avalait ses cris plus vite que sa salive, en collaboration avec la maman de ma petite fille adoptive. Cette histoire prévue pour un album a été refusée par cinq éditeurs déjà. Tous ont été unanimes pour me dire que mon texte était très beau, remarquablement écrit etc… mais à ce jour personne n’est prêt à le publier. Un éditeur de grand talent, avec lequel j’ai déjà travaillé s’y intéresse mais même lui, le militant, ouvert sur les rues du monde, m’a dit : « C’est tellement différent de ce qu’on lit généralement, tellement nouveau… il faut que je le fasse lire autour de moi avant de prendre une décision ». C’est donc toujours difficile.
Côté illustrateur, ou je choisis l’illustrateur ou je suis heureux d’accepter la proposition de l’éditeur. Si un éditeur accepte mon texte et veut m’imposer pour un album un illustrateur qui ne me convient pas, je préfère renoncer à la publication. Regardez mes albums des dix dernières années : j’ai été très bien servi ! 
Citrouille – Travaillez-vous avec des illustrateurs africains ?
Généralement pas. La seule exception est le travail que j’ai réalisé avec Claire Mobio, l’Ivoirienne, qui a aussi dessiné la couverture de mon roman Surprises sur la piste. Mais j’aimerais beaucoup faire un album avec un jeune illustrateur africain.

Citrouille – Les auteurs africains sont-ils principalement des transmetteurs de contes traditionnels, ou bien y a-t-il des auteurs qui présentent l’Afrique moderne avec les problèmes liés au développement des grands centres urbains (violence, délinquance, débrouille).
Les auteurs Africains écrivent tout autant la tradition que l’actualité dans toutes ses composantes. Mais ils sont peu nombreux, je l’ai dit et ils ont besoin de se confronter avec les autres auteurs du monde. Trop de textes africains apparaissent désuets, inaboutis, peu écrits. Rares sont les textes pour enfants qui trouveraient ici un éditeur. Et, malgré toute formation de base ou continue, on ne peut espérer que la situation du livre en général et celle des écrivains en particulier, soit au-delà des situations concrètes des pays. Le talent des écrivains, leur inscription dans l’imaginaire du monde est lié au développement en général et au développement de leur pays (de leur pays d’enfance) en particulier.

Citrouille – Avez-vous eu l’occasion d’aider certains de ces auteurs à être édités en France ?Non. Chaque fois que je ramène un manuscrit, ça ne marche pas ! Quand un auteur Africain débarque, par contre, je lui sers souvent de guide, je lui présente des éditeurs, je fais le maximum.
Citrouille – Qui sont les jeunes lecteurs Africains ?Ce sont les privilégiés qui savent lire ! Les privilégiés dont les parents pourront acheter un livre ou payer l’inscription dans une biliothèque. Mais en Afrique on lit encore très peu. Je connais des bibliothécaires qui ne lisent pas du tout, ou si peu… Les enfants lisent « utile », c’est à dire pour apprendre des connaissances, pour l’école. C’est la lecture à l’envers, le plus souvent. Ce n’est donc pas de la lecture. Au lieu de lire pour grandir, on lit pour tenter d’apprendre sans savoir encore qu’il faut d’abord grandir pour avoir de la faciliter à accumuler des connaissances.
Et puis, les livres sont chers. Pour 99% des familles il est presque impossible d’acheter un album quand on a acheté en début de mois le sac de riz. Donc, il faut développer la lecture publique sous toutes ses formes et permettre aux africains de la développer eux mêmes sans toujours être chaperonnés par les grands projets blancs !
Il n’est pas rare lorsque l’on est en Afrique pour la première ou la deuxième fois de se méprendre sur les connaissances littéraires des interlocuteurs qui citent tout autant Balzac, que Ousmane Sembène, ou Flaubert, ou Cheik Amidou Kane… en fait ils citent très bien les extraits d’œuvres qu’ils avaient au programme. Mais l’école terminée, l’examen passé, ils oublient que l’on peut –que l’on doit- continuer à lire pour exercer son esprit critique, et pour se transformer, renaître sans cesse dans un monde à inventer.

Citrouille – Peut-on évaluer l’importance de la littérature jeunesse en Afrique ?
Difficilement. Peu de pays tiennent des statistiques fiables. Disons que c’est le début. Quelques écrivains commencent à se distinguer malgré les difficultés. Plusieurs commencent à prendre conscience qu’une véritable littérature peut exister pour les enfants. Mais, il y a encore très peu d’éditeurs. De plus les écrivains ne sont guère payés ! Reconnaître leur travail et le rémunérer sera un encouragement…
Citrouille – Dans quels lieux les enfants rencontrent-t-ils les livres ?
Rarement à l’école même si dans quelques écoles des grandes capitales il y a une petite bibliothèque. Les enfants rencontrent d’une manière générale rarement les livres. Il faut se rendre compte que l’on peut faire mille kilomètres en Afrique sans rencontrer un seul écrit, quel qu’il soit. Mais, des efforts on été faits dans le cadre de jumelages d’une part, par des organisations intergouvernementales d’autre part pour que des bibliothèques existent dans des villages, ou quelques écoles, ou dans des directions régionales de services culturels. Ici on a créé un lieu et formé des gens, là on a tenté de faire vivre un bibliobus. Mais toutes les initiatives se heurtent aux difficultés générales des pays. Il y a souvent de gros soucis de la part des donateurs pour que leur choix de livres corresponde aux besoins rééls. On est dans un autre monde où toute la chaîne du livre est malade, depuis l’enfant ou l’adulte qui sait ou ne sait pas lire, jusqu’à l’écrivain qui est encore très absent, en passant par un manque éditorial (donc peu d’offre venant du continent lui-même), un manque de distribution, un manque de librairie.
Citrouille – Les auteurs et illustrateurs africains voyagent-ils comme vous dans les pays européens et racontent-ils ensuite dans leurs albums des histoires mettant en scène les enfants européens ?
Les créateurs africains pour la jeunesse voyagent peu en Europe. Quand ils y viennent, c’est souvent parce qu’ils décident de quitter un moment leur pays pour de graves raisons, comme la guerre. Mais de manière générale, ils sont peu invités ici. Beaucoup rêvent d’une résidence d’écrivain… On croise plus en France des stagiaires venant de maisons d’éditions africaines qui se mettent en place, ou de futurs bibliothécaires qui réussissent à obtenir un stage. Cela se fait presque toujours dans le cadre de relations bilatérales quand une ville ou une région d’Afrique est jumelée avec une ville ou une région française.
Comme cela, de mémoire, je ne peux pas citer un exemple de livre d’auteur africain pour la jeunesse –auteur vivant en Afrique- qui raconte le monde d’Europe. Il en existe peut-être… mais, j’ai envie d’ajouter quand même, qu’il y a un tel manque de livre africains, se passant en Afrique aujourd’hui ou hier que les auteurs africains ont des urgences concernant leur propre monde.

Citrouille – Un dernier mot ?
Oui, un ou deux… Je peux ici, dans vos colonnes apparaître un peu sévère à propos de l’Afrique que j’aime. Mais c’est vrai que de nombreux indicateurs (pour parler comme les politiques !) sont dans le rouge depuis longtemps. Il y a tant de maux dramatiques dont souffre le continent, que c’est un véritable exploit que de voir naître malgré tout quelques écrivains. En effet, dans ce monde qui ne cesse de s’enrichir, l’Afrique s’appauvrit de plus en plus. De 1975 à 2002, le produit intérieur brut de l’Afrique subsaharienne (l’ensemble des richesses nationales) a diminué chaque année de 0,8%, alors que dans le même temps celui de l’ensemble des pays en développement progressait de 2,3%. La moitié de la population de ces pays vit avec moins de 0,6 € ) par jour (comment acheter un livre qui coûte 10 €, même 5 € ou 4 € ?). Un récent rapport de l’ONU, précisait que le continent africain détient le record des actes criminels en tous genres… trafics, vols, corruption. En Afrique, la drogue est de plus en plus présente, le trafic des êtres humains continue (il y a des enfants esclaves), des millions d’armes circulent et les africains tentent de plus en plus de fuir vers les pays blancs.
On imagine facilement qu’il est délicat de multiplier le nombre des lecteurs, dans toutes ces conditions dramatiques et beaucoup d’autres que je ne cite pas.
Un autre jour, nous parlerons d’autre chose et je vous raconterai en détail les beautés de l’Afrique, ses grands paysages bien sûr, mais aussi toutes les beautés que quelques uns de ses hommes et de ses femmes ont su protéger, préserver dans leur corps et dans leur langage. Alors, vous aussi vous aurez envie, malgré tout, de partir là-bas, au risque de vous perdre. Oui, vous partirez, avec le sentiment que c’est dans ce lointain du début du monde qu’un nouvel amour vous attend, pour vous offrir des émotions de première main, de premier cœur, de première bouche.
Moi, cette année encore, je retrouverai la savane et j’irai sous l’arbre à palabre raconter mes histoires comme tout voyageur qui arrive, qui revient. Je serai comme Ulysse retrouvant Ithaque, mais je saurais tout de suite qu’il me faudra repartir pour revenir. C’est ainsi, tous les écrivains sont condamnés à l’errance et pour quelques uns dont je suis tous les ailleurs ne sont pas seulement sur la page blanche.
Propos recueillis par la librairie La Courte Echelle de Rennes – en 2006

* Poro – Est Poro dans la tradition du peuple Sénoufo, celui qui est allé pendant trois périodes de sept ans, dans la forêt sacrée écouter l’enseignement des anciens.

* Wax – Le Wax ou « java Hollandais » est aujourd’hui un tissu industriel imprimé de motifs africains dans lequel on coud entre autre, pagnes et boubous.

Yves Pinguilly : TITRES AFRICAINS, bibliographie sur son site