Bernard Friot : l’interview du (presque) poète

  • Publication publiée :11 mars 2017
  • Post category:Archives

Interview de Bernard Friot, septembre 2008, par la librairie Apostrophes de Chaumont


Avant de se consacrer à l’écriture, Bernard Friot était professeur de lettres. Depuis il a traduit une trentaine d’ouvrages, écrit de nombreuses Histoires courtes, publié un album illustré par Anne Herbauts, écrit des romans pour adolescents… Il est poète, également, et son Agenda du (presque) poète, est magnifiquement illustré par Hervé Tullet ; les images, à la fois œuvres contemporaines et graffitis, forment une mélodie qui accompagne les mots.
La poésie est considérée élitiste. Avec cet ouvrage, vous prouvez qu’il y a pourtant mille façons d’y entrer… Vous la désacralisez, la rendez plus proche. Comment est venue cette idée de « mode d’emploi pour atelier d’écriture » ?
D’abord, il y a le cadre proposé par la collection Agenda, initiée par Susie Morgenstern avec son Agenda de l’apprenti écrivain. Puis il y a mon expérience avec les enfants, les adolescents et les adultes : elle m’a convaincu que la poésie est un langage universel, qu’elle est accessible à tous dès lors qu’on autorise (et s’autorise) le droit d’expérimenter, tenter, risquer. Comme le dit Denis Roche : « en dépit de l’opinion commune, la poésie est le genre le plus facile, le plus ouvert. » Mon projet, justement, est de montrer que la poésie est un champ du possible pour tous… Il en résulte une forme que j’ai voulue très libre, associant à chaque jour une proposition d’activité de découverte, de sorte que chaque lecteur peut construire son propre parcours, explorer dans l’ordre qu’il veut les pistes offertes.

Est-ce la rime, l’alexandrin, le vers qui font de la poésie ?
Pas nécessairement. « Il doit y avoir nombre et rythme pour qu’il y ait poésie », dit Jacques Roubaud, mais rime et mètre ne créent pas forcément nombre et rythme. Tout dépend de leur emploi. Aujourd’hui, il est devenu difficile d’utiliser les formes anciennes, parce que la langue a évolué ; le découpage en syllabes, notamment, est très différent à l’écrit et à l’oral ; donc, si l’on veut employer vers régulier et rimes, il faut repenser leur fonction, leur utilisation. Dans un premier temps, il me semble important d’expérimenter d’autres moyens pour créer le rythme.
 « En poésie, il n’y a rien de pire que la médiocrité », dit Andersen. Cette assertion ne freine-t-elle pas nombre de velléités ?
Cette citation d’Andersen est révélatrice de l’attitude de certains poètes qui accaparent leur art et refusent de le partager. Moi-même, j’ai dû contourner cette forme d’interdit avant d’oser écrire et, surtout, publier mes poèmes. C’est d’ailleurs pour cela que j’affirme écrire des « presque poèmes » ! Qu’est-ce que ça veut dire, « médiocre » ? Etre comme les autres, peut-être… L’important, pour moi, c’est d’être en mouvement, en recherche, en équilibre instable. Alors, le texte, même s’il est médiocre, laisse vibrer quelque chose d’humain, de fort qui peut toucher un lecteur.
Comment se passent vos rencontres avec les collégiens ?
Quand j’anime un atelier d’écriture, je distingue trois temps. Tout d’abord, il s’agit de « lâcher » l’écriture par une proposition (je préfère ce terme, plus vague, à celui de « consigne ») la plus ouverte possible. Les participants réagissent librement à la proposition dans le cadre horaire fixé (c’est le temps donné qui va aussi structurer l’écriture). Ensuite, on revient sur ce qui « s’est passé ». Car l’écriture est un événement, quelque chose qui se passe. Je demande d’abord aux élèves de dire comment ils ont vécu et géré ce moment. Cela permet à chacun, dans l’échange avec les autres, de prendre conscience des gestes d’écriture qu’il maîtrise et met en œuvre, ainsi que des obstacles qu’il rencontre et de la façon dont il peut les contourner ; c’est une dimension de l’apprentissage qui est presque toujours oubliée dans les pratiques scolaires : on s’intéresse exclusivement au texte produit pour l’évaluer ou l’améliorer, sans donner l’occasion à l’élève d’analyser sa démarche, ses stratégies et de nommer ce qu’il sait faire. Enfin, il y a le travail sur le texte qui consiste à repérer ce qui construit et structure l’écrit produit. On le « fait bouger » le plus longtemps possible avant de le figer dans sa forme définitive, et ce par des opérations simples : suppression, répétition, déplacement, ajout, segmentation. Jamais on ne « corrige », jamais on ne cherche les « erreurs », parce que c’est inutile. On cherche au contraire à dégager ce qui est déjà là, pour le faire mieux (res)sortir, en essayant plusieurs versions (et le travail sur l’ordinateur est à ce moment-là très utile). J’alterne travail oral et travail écrit, car il faut apprendre à voir et entendre le texte. Pour moi, ce sont des moments très intenses : voir (et entendre) émerger une voix singulière dans chaque texte est très émouvant et très stimulant.
Vous renvoyez souvent le lecteur sur des sites Internet. Pourquoi cet outil ?
Pour trois raisons. D’abord, Internet offre une immense bibliothèque poétique et permet, notamment à travers les blogs de poètes ou critiques, de suivre la création poétique dans sa diversité. Il permet également aux poètes de publier et échanger leurs textes – confrontation aux autres qui devient, à un moment, nécessaire. Enfin l’outil informatique offre de nouvelles possibilités d’écriture qui restent encore à explorer. Un de mes projets, par exemple, est de réaliser un livre/CD-Rom, proposant des textes sur le support papier (donc fixes, figés) et sur support informatique où ils pourront être (re)mis en mouvement.
Avez-vous des préférences de formes, de styles poétiques ?
Spontanément, je vais vers des formes plus lyriques, mais comme lecteur ou comme auteur, j’aime bien explorer d’autres styles. Par exemple, en ce moment, je retrouve le goût de la poésie narrative à la Prévert ou à la Boris Vian.
Les magnifiques illustrations d’Hervé Tullet apparaissent comme une musique accompagnant les mots, une variation sonore. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Très simplement. Hervé a réagi librement aux propositions d’écriture et lecture, proposant souvent plusieurs interprétations graphiques. Je ne lui ai rien dit, rien demandé : je lui faisais totalement confiance. Nous ne nous connaissons pas encore beaucoup, je ne l’ai rencontré que quelques fois, mais l’accord a été immédiat. C’est quelqu’un qui a une réflexion très riche et très profonde sur l’illustration, le livre, les formes littéraires, la créativité. Le résultat est au-delà de mes espérances. Il n’illustre pas, à proprement parler, les propositions d’activité, il les soutient et les enrichit par son langage graphique qui prolonge le langage des mots. Il faut souligner le travail exceptionnel de la graphiste, Valérie Gauthier, qui a « orchestré » l’ensemble et le rend lisible.

Propos recueillis par Maïté Hugueny, librairie Apostrophes de Chaumont