Elle n’a rien compris

  • Publication publiée :26 mars 2017
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Un 7 mars à 15h30 sur le mur Facebook de Madeline Roth, libraire à L’Eau Vive d’Avignon, et auteure de L’été de Léa (éditions Sarbacane), À ma source gardée et Tant que mon cœur bat (éditons Thierry Magnier)


«C’est 13 heures passées, à cette heure-là l’endroit où elle déjeune souvent le midi est quasiment vide. Elle a pris un livre avec elle, elle aura juste le temps d’en lire les premières pages, pour savoir, se faire une idée.
Elle boit un café, puis un autre. Suzanne s’assoit près d’elle. Gérald aussi. Ils parlent tous les trois du livre qu’elle vient de commencer. Le titre leur plaît, à eux deux, comme une évidence: Un clafoutis aux tomates cerises.
Elle rejoint la librairie. Elle pense à un vieux texte qu’il lui arrive souvent de relire lorsqu’on lui dit que «lire, c’est fuir le réel».
Elle retrouve le texte. Elle peut continuer sa journée. Et emmerder les gens qui ne comprennent pas.
C’était un samedi soir du mois d’août. J’étais fatiguée. À 18h30 il avait fallu courir dans tous les sens afin de terminer les choses urgentes avant le week-end.
Elle m’a dit: «C’est quoi tes passions?» et j’ai dit «lire», et elle a dit «oui mais à part lire?» et là je n’avais plus envie de répondre.
Les gens qui ne lisent pas ne comprennent pas que lire ça prend toute la place. J’aurais pu lui dire que j’aimais marcher dans la forêt derrière chez moi, manger des tellines aux Saintes-Maries-de-la-Mer, prendre le chemin de l’école avec mon fils et les cerisiers en fleurs au printemps.
Mais elle a dit une chose encore pire. Elle a dit: «Tu ne crois pas que tu te fermes aux gens, en lisant?».
J’ai pensé à mon fils. Qui aime tellement lire. Qui, à quatre ans, me dit «dare-dare» parce que la veille, il l’a entendu dans un livre. Je pense aux rêves que ce petit bout d’homme est capable de me raconter au matin parce qu’avant de s’endormir, dans sa chambre, il y avait un chien bleu, un petit bout manquant, des maximonstres et des éléphants qui se déguisent pour le carnaval.
J’ai pensé à mon fils qui n’a pas de télé et qui dit «ketchup» à la place de Petshops sans savoir de quoi il parle vraiment. J’ai pensé au livre de Guillaume Guéraud, Sans la télé, et au cadeau que lui a fait sa mère en l’emmenant au cinéma.
J’ai pensé qu’ouvrir des livres, c’était ouvrir des portes. Quand on donne des livres aux enfants, on leur ouvre des portes. On leur donne accès à des mondes, à des langues, à des étoiles, à la poésie. On leur donne des portes et des clés. Des pages blanches et des larmes, des totems et des tatouages.
Il était tard et j’étais fatiguée. J’ai failli lui dire – mais je n’ai rien dit. J’ai monté les marches qui m’emmenaient loin d’un jardin plein de bruit – et j’ai déployé le silence de la seule voix, ce soir-là, que j’avais envie d’entendre. Une voix d’encre vieille de trente-six ans.
Alors j’ai ri – oui, elle pouvait penser que je me fermais aux gens. Ce soir-là, j’ai corné des pages et envoyé de l’amour par citations interposées. J’ai voyagé, j’ai respiré, j’ai appris. Et j’ai donné. On ne se ferme pas aux gens, non. On s’ouvre. Elle n’a rien compris. »


Madeline Roth, Librairie L’Eau Vive à Avignon