©Astrid Lindgren Memorial Award |
L’annonce a été faite mardi et elle a tout bonnement illuminé notre fin de journée : Jean-Claude Mourlevat est lauréat du Prix ALMA (Astrid Lindgren Memorial Award) ! Émotion, joie, admiration chez les Sorcières ! Cette prestigieuse récompense internationale de littérature jeunesse honore un écrivain majeur et distingue une œuvre profonde et cardinale. Le jury de l’Astrid Lindgren Memorial Award a salué avec justesse le brillant créateur de fictions, l’habile arpenteur d’imaginaires, l’alchimiste capable de nous entraîner dans des aventures à la fois réalistes et épiques. « C’est magique ! Et c’est pour cela que j’y crois ! » Tout est dans ces mots avec lesquels Jean-Claude Mourlevat a accueilli la nouvelle. Dans cette confrontation de la magie et de la réalité.
Comme le dit Simon Roguet de librairie M’Lire à Laval, l’auteur du Chagrin du Roi mort, de Jefferson, Terrienne… est un phare dans notre vie de libraires spécialisé·e·s : « Les livres de Jean-Claude m’ont clairement accompagné dans la construction de ma vie de libraire jeunesse. Des textes qui m’ont marqué, qui ont fait bouger mon regard sur cette littérature et qui me suivent depuis le début de ma carrière. » Mais plus que tout, nous savons combien les livres de Jean-Claude Mourlevat marquent les enfants et les ados. Chaque « Mourlevat » laisse en effet un souvenir qui s’enracine en soi et qui fait « devenir » lecteur, lectrice.
L’occasion était belle d’aller fouiller dans nos archives. Nous y avons retrouvé un entretien que Jean-Claude avait accordé à Gwen Bréhault, de la librairie L’Oiseau Lire à Evreux. Publié en 2015 dans la revue Citrouille, cet entretien qui nous parle de liberté se relit avec bonheur !
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Jean-Claude Mourlevat
« JE LUTTE AVEC CE QUE JE SAIS FAIRE. »
« Le meilleur de moi se trouve dans mes livres et c’est dans mes histoires qu’on me rencontrera le mieux » avertit Jean-Claude Mourlevat en page d’accueil de son site. Mais il sait aussi que « les lecteurs ont parfois la curiosité d’en savoir plus » et a bien voulu s’interroger avec nous sur la question récurrente de la liberté dans ses romans.
GWEN BRÉHAULT : La liberté est au centre de beaucoup de vos romans. Quand vous écrivez, tout est-il planifié, ou vous laissez- vous porter par l’histoire? Du coup ce thème récurrent est-il inconscient?
JEAN-CLAUDE MOURLEVAT : Dans mon écriture, rien n’est jamais planifié. Je suis incapable de faire un plan, je n’en ai jamais fait. Les histoires que je raconte s’inventent en avançant. S’il y est souvent
question de liberté, ce n’est pas prémédité, mais inhérent à mon imaginaire. Un jour, un élève m’a demandé : pour quoi seriez-vous prêt à mourir ? Ma réponse a fusé sans que j’aie eu le temps d’y réfléchir : pour ma liberté. Il y a eu un silence. C’était sorti de moi avec violence et soudaineté, me laissant surpris moi-même. La privation de liberté m’est insupportable. Que ce soit la mienne ou celles des autres. Le spectacle d’un animal prisonnier d’une cage trop petite et qui tourne à en devenir fou me rend malade pendant trois jours. S’adressant à cet animal, Prévert disait: « La liberté… Tu ne connais pas le mot, mais tu la cherches, hein ? » Comment pouvons-nous nous arroger le droit d’infliger ça à une autre espèce ? Cet empêchement de se mouvoir, de se déplacer. C’est cauchemardesque. Mais cette torture est tolérée… La liberté vous semble-t-elle cependant conquérir peu à peu du terrain dans nos sociétés, sur notre planète? Le combat pour la liberté de penser est loin d’être gagné. Je crois même que nous perdons des batailles en ce moment. Il est difficile – même dans la France d’aujourd’hui, pays démocratique – de dire : je suis homosexuel, de dire : je ne crois pas en Dieu. On se met en danger, on est regardé de travers. Dans d’autres pays on peut le payer de sa vie. J’ai écrit pour Actes Sud un texte sur Sophie Scholl, jeune résistante allemande aux nazis. Elle a été décapitée en 1943, à vingt-deux ans, pour avoir revendiqué sa liberté de parole face à ses bourreaux. Ses amis et elle écrivaient FREIHEIT sur les murs de Munich, ce qui veut dire LIBERTÉ.
G.B : On constate une différence au sein de vos romans. Dans vos romans jeunes, la liberté est un choix, une quête. Dans La Ballade de Cornebique, le héros fuit un chagrin d’amour et se retrouve emporté dans une histoire entre amitié et grands voyages. Dans La Rivière à l’envers, Tomek ferme son magasin pour suivre une jeune fille et retrouver cette rivière extraordinaire. Et dans L’Enfant océan, les frères fuient suite à un malentendu, car Yann a cru comprendre que leur père allait les tuer. Mais dans vos romans ados par exemple le sublime Combat d’hiver, la quête de liberté individuelle s’associe à celle d’un peuple soumis à une dictature. Ou encore dans Terrienne, Anne découvre un monde fantastique mais dirigiste et étroitement contrôlé. On pourrait dire que vos romans jeunes s’articulent autour de la liberté individuelle, et a contrario les romans ados autour de la liberté collective. Pourquoi cette démarcation?
J-C. M. : Je n’en avais jamais pris conscience, je me pose peu de questions de cet ordre. Mais cette analyse se défend. L’explication, c’est sans doute que je mets plus volontiers de la politique, au sens noble du terme, dans mes romans pour les ados et grands ados, parce qu’ils ont une réflexion suffisante pour recevoir cela. Il y entre donc des questions de société, et même de civilisation. Il y a des bibliothèques qui brûlent, il y a la culture mise au pas, il y a des barbares, et il y a nous qui essayons de nous défendre, qui luttons pour notre liberté. Je lutte avec ce que je sais faire : mes histoires. Mais je le fais en évitant d’asséner des messages trop lourds ou trop didactiques. J’admire l’image utilisée par Patrick Modiano à ce sujet : il parle d’acupuncture et cela me semble très juste.
Propos recueillis par Gwen Bréhault, librairie L’Oiseau Lire à Évreux
Entretien publié dans Citrouille, n°71, septembre 2020
– Retrouvez les livres de Jean-Mourlevat sur notre site librairies-sorcieres.fr.