Songe à la douceur, de Clémentine Beauvais, aux Éditions Sarbacane, dans la collection Exprim’, paru le 24 août 2016 (15,50 €). Tout commence par une rencontre dans le jardin d’un pavillon de banlieue : Eugène, 17 ans, parisien friqué et blasé qui croit tout connaître de la vie, tombe nez à nez avec Tatiana, une adolescente discrète et plus jeune que lui plongée dans les classiques de la littérature amoureuse. Lui se pense déjà gâché, usé, dénué d’envie pour le reste de son existence. Au contraire, Tatiana est pure comme un bouton de rose, prête à éclore, tournée vers le soleil. Deux âmes qui s’opposent et s’attirent, deux âmes vouées au tourment… Derrière ce motif en lui-même plutôt banal se cache un drame amoureux sublimement écrit. On y entre intrigué par la forme singulière du récit, on en sort transfiguré. L’écriture y est lumineuse et élégante. Le rythme est palpitant, à la manière d’un thriller : un thriller d’amour impossible à poser. C’est donc un infini remerciement qu’il faut adresser à Clémentine Beauvais pour ce roman qui nous transporte loin et nous éprouve jusqu’au fond du cœur dans un voyage poétique total.
Librairie L’Oiseau Lire : Avec Songe à la douceur, vous transposez magistralement le poème dramatique Eugène Onéguine de Pouchkine, dans notre monde actuel. Votre talent est remarquable. Qu’est ce qui vous a poussé à vous approprier cette histoire et à la moderniser ?
Clémentine Beauvais : D’abord, merci pour ces très gentils mots ! Eugène Onéguine m’habitait depuis plusieurs années – j’avais une sorte d’obsession pour l’opéra et le roman, et Songe à la douceur a été un moyen de l’exorciser, ou du moins de l’externaliser. J’ai toujours pensé que c’était une histoire passionnément adolescente, notamment dans la représentation de l’amour, de la mort, de l’amitié, de l’honneur. A bien des égards, sa transposition dans le présent (enfin, dans notre présent) n’est pas une modernisation : l’histoire originale est déjà résolument moderne…
Dans votre récit vous jouez le rôle de narrateur omniscient. Mais, chose plus rare, on vous lit dialoguer directement avec vos personnages, tenter de les influencer, et aller jusqu’à porter un jugement sur leur conduite. Qui est pour vous le héros ou l’héroïne de cette histoire ?
Il me semble que Tatiana et Eugène, à part égale, sont les deux protagonistes de l’histoire. Ceci dit, la narratrice joue aussi un rôle important, car elle met de la distance et un peu d’humour – parfois de sarcasme – dans le duo Eugène-Tatiana ; je voulais qu’elle aère le récit, qui aurait pu être trop intense s’il était seulement focalisé sur ces deux personnages. J’ai toujours aimé les narrateurs intrusifs, joueurs, non fiables, ironiques, etc. Et puis il est difficile de parler d’amour en étant absolument sérieux…
Derrière l’histoire d’amour, vous parlez d’une jeunesse tourmentée qui a du mal à trouver sa voie dans la vie, à faire des choix satisfaisants. Est-ce l’expression de ce que vous observez ? De ce que vous vivez ou avez vécu ?
Je ne veux surtout pas pleurer sur le sort de jeunes occidentaux privilégiés comme Eugène ou Tatiana ! Mais je pense que ce groupe de jeunes adultes, dont je fais partie, rencontre des problèmes existentiels qui en font des personnages assez intéressants. Il n’existe plus, ou très peu, d’engagements incassables, ni de forts réseaux d’obligations ou d’attentes – se marier, avoir une profession fixe, des enfants, etc. En parallèle, et en partie à cause des réseaux sociaux, des dizaines de choix de vie s’exposent à nous dans une espèce de joie hystérique, créant ce que les Anglo-Saxons appellent Fear Of Missing Out (#FOMO), la peur d’être en train de rater quelque chose. Il faudrait pouvoir tout essayer, puisque tout semble si enthousiasmant. Et en même temps, on regarde parfois avec envie ceux et celles qui arrivent à s’arrimer, à ‘se poser’, à s’engager dans un seul projet de vie.
Je vois des comportements différents en réaction à cette tension. Certaines personnes deviennent éminemment sérieuses, se fabriquent des engagements profonds, se constituent des réseaux d’obligations similaires à ceux qui ont ‘disparu’, s’imposent des contraintes et des valeurs fortes. D’autres s’accommodent plutôt d’une sorte de coexistence de vies parcellaires ; comme moi, qui ai choisi de ne pas choisir entre ma profession d’universitaire et celle d’auteure.
Je pense que Tatiana appartient à la première catégorie, et le problème qu’elle rencontre, c’est la limite intrinsèque à toute décision existentielle profonde, c’est-à-dire qu’elle annule les possibilités d’autres choix. Je pense que Tatiana est une jeune femme engagée au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’elle s’est engagée dans une voie, et qu’elle doit donc accepter en retour le fait que c’est un projet de vie qui en exclut d’autres. Aucune option n’est totalement satisfaisante (heureusement, d’ailleurs), en partie parce qu’il est difficile, je crois, d’accepter des limitations quand nous avons la chance de pouvoir nous les poser nous-mêmes – il y a toujours une voix qui dit : ‘Tu pourrais décider qu’il en soit autrement’.
Songe à la douceur est inclassable, à la limite entre la littérature jeunesse et la littérature adulte, et entre la poésie et la prose. On en sort en se disant qu’il est vain de toujours vouloir classer les livres. Comment percevez-vous votre récit ? Avez-vous le projet d’écrire pour les adultes ?
Dans mon esprit, c’est un roman qui s’adresse de manière privilégiée aux adolescents et aux jeunes adultes. Je n’ai rien contre le fait qu’il soit lu par des adultes, bien sûr, mais ce n’est pas le lectorat que j’avais en tête en l’écrivant. Je pense que c’est un livre qui est intensément focalisé sur des interrogations, des états d’esprit et des désirs qui sont particulièrement actifs au début de la vie. Mais si le livre ‘résonne’ auprès de lecteurs plus âgés, c’est peut-être que ces questionnements resurgissent tout au long de l’existence.
Je n’ai pas de projet d’écriture pour adultes ; les idées qui me viennent ont tendance, pourrait-on dire, à ‘appeler’ un style, une structure, un format, etc. idéalement situés en littérature jeunesse. Peut-être que cela changera un jour, mais alors ce sera dicté par une nouvelle idée qui ‘appellera’ d’autres configurations ; pas par un désir de ‘passer en adulte’.
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