Frédérick Tamain: éditer, un acte pationnel

  • Publication publiée :17 mai 2016
  • Post category:Archives
Frédérick Tamain © Denis Gadenne
Depuis six ans maintenant, Âne bâté Éditions (re)publie des textes français ou traduits, et s’enflamme pour de nombreux ouvrages de création, d’auteurs et d’illustrateurs français et européens. Rencontre avec son créateur, Frédérick Tamain.


CAROLE OHANA: Vous avez été libraire pendant une dizaine d’années, vous êtes éditeur et vous vous lancez aussi aujourd’hui sur les sentiers de la distribution… On peut dire qu’au final vous aurez pratiqué chaque maillon de la chaîne du livre!
FRÉDÉRICK TAMAIN: À part auteur, oui… Mon rapport au livre est pathologique! [rires] Plus sérieusement, je connais bien cette chaîne indispensable dont les maillons sont si souvent distendus. C’est pourquoi, avec deux autres éditeurs nous avons créé, en mars, une structure de distribution avec l’objectif de ralentir le flux incessant des allers/retours de nouveautés. Nous voulons donner du temps au livre.


CAROLE OHANA: Qu’est-ce qui, dans le fait d’avoir été libraire, rend peut-être votre approche du métier d’éditeur un peu singulier?
  À mes débuts de libraire, mes goûts étaient assez limités. Dix ans plus tard, après avoir ouvert des centaines de cartons, j’ai vu le chemin parcouru! Mais rien d’étonnant, il faut dix ans pour faire un bon libraire en osmose avec son fonds, pour élaborer une savante alternance entre livres «difficiles» et titres davantage «grand public». J’ai beaucoup appris pendant ces dix ans! En tant qu’éditeur, j’ai opté pour les livres exigeants, à «faible rotation»: ils sont l’essence même du travail d’Âne bâté Éditions. S’y ajoute la fierté de publier des premiers livres. L’âne est équipé d’un bel étrier pour jeunes auteurs…


CAROLE OHANA: De jeunes auteurs dont, je suppose, vous recevez quantités de projets. Comment s’opère votre choix?
  Cinq projets en moyenne m’arrivent chaque jour, pour au final une dizaine de créations par an! Cela ne peut relever que d’un acte passionnel. D’autant plus que je travaille seul. J’ai de l’appétit pour des sujets comme la maternité, le lien éducatif, la transmission. Et si je reçois un graphisme «qui parle» accompagné d’un texte qui le sublime, je ressens la nécessité de publier le tout!


CAROLE OHANA: Pourquoi «bâté», l’âne?
  C’est là qu’on voit que vous êtes jeune, Carole! C’est une expression qui se perd. Au sens figuré, un âne bâté c’est un idiot. Et il faut l’être pour faire un métier qui n’a aucune rentabilité et dont de nombreux voyants sont au rouge: l’arrivée du numérique, la baisse des budgets d’acquisition, la stagnation du pouvoir d’achat, la concurrence des autres médias. Heureusement, j’aime l’autodérision!…


CAROLE OHANA: Et en la mettant quelques minutes de côté, comment jugez-vous votre petite maison indépendante au regard du paysage éditorial plus général?
  Si on regarde mes confrères, on s’aperçoit que je ne dépareille pas… Nombreux sont les éditeurs qui, comme moi, ont un revenu annexe, un conjoint hors du monde du livre pour faire bouillir la marmite. Notre activité économique doit être réactive, pragmatique. Nous compensons la fragilité par l’adaptation. Il y a de nombreuses contraintes, bien sûr, mais surtout une merveilleuse indépendance. C’est un métier extraordinaire, chaque livre est comme l’arrivée d’un enfant, il procure les mêmes joies qu’une naissance…


CAROLE OHANA: Et si justement, alors, vous nous parliez de votre dernier-né?
  C’est un petit roman illustré, passé inaperçu, d’un vieux Monsieur de quatre-vingt-quatorze ans, André Nahum, un genre de Stéphane Hessel de la communauté séfarade. Il raconte, dans un style pagnolesque, que son frère de lait était un âne, dans le vieux Tunis, celui  où juifs, européens et arabes vivaient sur le même palier. Le manuscrit, que m’avait conseillé Élisabeth Brami, m’a tout de suite fait penser au film Un été à la Goulette de Férid Boughedir. C’est vraiment un grand texte dans une nouvelle collection: Pré(s)texte. André Nahum l’a présenté au salon de Montreuil le 6 décembre dernier et s’est éteint le lendemain…  Son énergie et sa lumière ont irradié les jeunes illustratrices présentes sur le stand. Ce moment-là était d’une rare intensité…


Propos recueillis par Carole Ohana, librairie À Titre d’Aile à Lyon