«J’ai plongé dans ce pays, happée en son sein comme si j’y étais née.» Une interview et un récit de Chrystel Proupuech (Citrouille 200

  • Publication publiée :11 février 2018
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Après Yapa, le petit Aborigène d’Australie et Kobé le petit Ndebélé d’Afrique du Sud, Rhadika la petite Hindoue est le troisème album de Chrystel Proupuech dans la collection Tribus des éditions Mila.

Mireille Penaud: Comment avez-vous conçu cet album ?

Chrystel Proupuech : Pour Yapa, le petit Aborigène et Kobé le petit Ndebélé, j’avais seulement beaucoup travaillé à partir d’une abondante documentation, sans voyager. Pour Rhadika, j’ai visté l’Inde, et de ce fait, j’ai mêlé ma propre perception à des données plus « objectives ». Sur place j’ai vécu intensément, engrangé dans ma mémoire, pris beaucoup de notes et de photos. Ce n’est qu’au retour que j’ai lu sur ce pays, énormément, pour approfondir, compléter, préciser et parfois mieux comprendre ce que j’avais ressenti sur place. J’ai choisi mes sujets en fonction du mode de vie des Indiens et de ce qui pourrait plaire aux enfants. J’ai décidé d’aborder des thèmes difficiles, la mort ou la réincarnation, mais j’en a laissé tomber d’autres trop complexes pour cet ouvrage, le problème des castes par exemple.

Mireille Penaud: Avez vous rencontrés vos personnages ?

Chrystel Proupuech : Non. Ils sont imaginaires. Mais je m’aperçois, maintenant que le livre est là, que certains visages ont des ressemblances avec des personnes que j’ai rencontrées. Je les ai inconsciemment « recréées ».

Mireille Penaud: Vos albums évoquent très précisément l’art et les expressions artistiques traditionnelles. Qu’est-ce qui vous a le plus inspirée en Inde?

Chrystel Proupuech : Tout! Les temples, la statuaire, l’architecture, les miniatures dans les musées… Mais aussi les dessins éphémères que créent les femmes sur les murs ou devant leur maison, les affiches de cinéma très kitsch, la publicité. Et j’ai rapporté plein de petits objets: boîtes d’allumettes, papiers artisanaux, minuscules flacons, tampons à imprimer, ce qui m’a permis d’intégrer la photo dans ce livre ; cela donne, je crois, une idée plus précise de l’environnement quotidien.

Mireille Penaud: Votre livre est lumineux, chamarré, très gai. C’est un choix délibéré ?

Chrystel Proupuech : J’ai vu, c’est vrai, un Bénarès parfois sale, sombre, tortueux. Mais au même moment, dans les mêmes endroits, j’ai rencontré des sourires éclatants, j’ai croisé des femmes aux saris multicolores, j’ai entendu les rires joyeux, et je me suis imprégnée de la lumière du soleil à l’aube, près du Gange. Mes souvenirs sont nourris de cette chaleur et de ces images colorées; c’est cela que j’ai tenté de restituer dans l’album.

Propos recueillis par Mireille Penaud, Librairie Sorcière Comptines à Bordeaux. Citrouille, 2001

Témoignage de Chrystel Proupuech :

«Trois mois pour me faire à l’idée que j’allais partir en Inde… Alors que je connaissais par cœur la rubrique santé du Lonely planet, je n’avais rien lu pour apprendre ce pays. Les images magnifiques et les récits de mes amis voyageurs suffisaient à alimenter ma curiosité. Trois mois pour apprivoiser la peur d’être confrontée à la maladie, à la pauvreté : peu de temps pour voir au-delà des images que l’on nous montre… 

Arrivée à Delhi, dès les premiers regards échangés avec la foule qui se presse à la sortie de l’aéroport, j’ai plongé dans ce pays, happée en son sein comme si j’y étais née. Trois jours étourdissants dans la capitale où le bruit et la poussière enveloppent chaque mouvement. Les amis qui m’on précédées semblent se fondre dans le paysage. Ils ont des gestes nouveaux. Ils sont calmes et me conduisent comme si j’avançais à tâtons dans le noir.

Depuis notre hôtel du quartier de Mainbazar où nous écoutions les bruits de la rue, j’ai pu voir la procession d’un mariage. Au milieu de la foule, des indiennes en saris esquissaient des pas de danses en riant. Des tambours accompagnaient le marié à cheval, en costume blanc. J’avais l’impression d’être dans un film. 36 heures de train pour aller jusqu’à Madras ont illustré toutes mes peurs. Après une première nuit de panique que je passai accrochée à mon sac à dos , imaginant qu’ une armée de bactéries s’attaquait à moi, c’est la fatigue qui me fit lâcher prise : elle anéantit toutes mes résistances et je me suis enfin laissée aller. Une femme hindoue était assise en face de moi. Mes angoisses se sont noyées dans les rides profondes de son visage. Enfin détournée de moi-même, j’ai ouvert mes yeux sur l’Inde.

A Madras Chinmaya, un ami indien nous attendait. Il nous a fait découvrir sa ville où le chaos des rues contraste avec les murmures des temples. Ces temples dont on fait le tour pieds nus et qui donneraient à n’importe quel athé l’envie d’essayer de croire. Ici, l’odeur du jasmin succède à celle des pots d’échappement et les cyber café pullulent au milieu des ordures jetées à même le sol. Par ses superproductions « Holly-indiennes » et ses tisseurs de saris à l’ancienne, cette ville s’exprime entre tradition et modernité, ce qui la rend si surprenante.

Lorsque nous sommes arrivés à Rajapalayam le village d’enfance de Chinmaya, nous avions voyagé toute la nuit en bus. Autant dire que nous n’étions pas frais car les bus indiens sont très singuliers : musique indienne à fond, de nuit comme de jour, amortisseurs inexistants et surtout vitesse hallucinante ! Il devait être 10 heures du matin et Chinmaya nous a demandé d’aller nous changer pour assister à une « petite cérémonie ». Sa mère nous attendait devant la maison et nous a invités à entrer. Je pénétrai la première dans cette pièce ou plusieurs paires de grands yeux noirs malicieux se sont posé sur moi. On me souriait. Je ne voyais plus que ces dents blanches qui brillaient. Je ne savais pas si je devais m’asseoir, rester debout ou repartir comme j’étais venue. Alors j’ai souri et je n’ai pas cessé de sourire pendant une semaine.

Nous nous sommes assis en tailleur comme de rigueur pour assister à ce moment d’intimité. Les femmes portaient des saris aux couleurs magnifiques. Leurs cheveux noirs tressés soulignaient leurs visages parfaits. Elles se sont mises à chanter, je frissonnais. Le sage est entré dans la pièce et a parlé. Et même si je ne comprenais pas ce qu’il disait, je pouvais lire la dévotion sur le visage de ces femmes qui donnent au pays toute son identité : les femmes indiennes m’ont réconciliée avec la dévotion. A moi, agnostique depuis toujours, leur philosophie de la vie a prouvé que peut exister un épanouissement dans la ferveur religieuse, quelles que soient les conditions de vie. Les visages si expressifs que nous avons vus dans ce village resteront gravés dans ma mémoire.

Changement de décor en Orissa. A la campagne, les saris sont plus souvent délavés et rapiécés, les muscles secs et les mains robustes. Ici, on travaille la terre et on pèche. L’accueil est différent, on perçoit une certaine méfiance. Des kilomètres de plages bordées de palmiers couchés par un cyclone à perte de vue. Les maisons sont en terre, décorées de dessins à la craie. Le soir au coucher du soleil, les pêcheurs ramènent les prises de la journée dans leurs filets. Les enfants agiles sautent d’un bateau à l’autre, courent, cabriolent. On n’est jamais seul en Inde, et il n’y a pas de silence. Plusieurs fois, allongés sur ces plages à contempler les tortues géantes échouées sur la plage, nous avons tourné la tête pour découvrir un Indien apparu soudain de nulle part, curieux de savoir d’où nous venions et si nous aimions son pays. La curiosité est un trait de la personnalité des Indiens…

Bénarès, la dernière étape de notre voyage, est aussi celle qui m’a sans doute le plus marquée. A la suite d’un autre interminable voyage en train, nous avons été surpris de découvrir cette ville ou l’on circule à pied dans des ruelles étroites masquant la chaleur du soleil. A cette étape du voyage, j’avais un peu plus d’indépendance et j’ai adoré me faufiler entre les vaches, les chariots de légumes, suivre les femmes, taches vives de couleurs dans les rues sombres. Elles m’ont paru bien courtes les heures passées les yeux écarquillés à regarder le spectacle vivant de la ville, dans la rue où assise au bord du Gange. Le bruissement permanent des prières, les clochettes qui tintent à chaque heure du jour ou de la nuit, l’odeur âcre de l’encens. Les chants musulmans au lever du soleil et les processions de fleurs conduisant les morts au Gange purificateur. J’ai envié la sérénité des Indiens face à la mort, moi qui ai peur de la voir, et leur immense capacité à être heureux. Je comprends mieux maintenant les occidentaux qui viennent prendre leçon de ce monde spirituel. Nous avons je crois, des millénaires à rattraper dans ce domaine et je suis heureuse d’avoir pu effleurer une infime partie de cette richesse qui appartient à l’Inde toute entière, au-delà de sa pauvreté matérielle.»