Kipling : un impérialiste indécrottable ?

  • Publication publiée :30 juin 2018
  • Post category:Archives

[un article paru dans le n°30 de Citrouille, 2001]


«Ma première impression est l’aube, la lumière et la couleur des fruits dorés et pourpres à la hauteur de mon épaule. Ce sont là, sans doute les souvenirs des promenades matinales au marché aux fruits de Bombay, en compagnie de mon ayah.» (Kipling,  Un peu de moi-même – 1935) 

Rudyard Kipling est né en Inde en 1865. Son père était conservateur du musée de Lahore. Il vécut là pendant 6 ans, parlant ourdou avec son ayah (sa nounou indienne), nourri de chants et de légendes du pays, avant d’être envoyé comme beaucoup d’enfants des colonies dans une famille inconnue en Angleterre. L’expérience fut traumatisante. La maison de Southsea, baptisée par lui « maison de la désolation », fut probablement l’endroit où livré à lui-même il apprit à se débrouiller seul, loin de l’amour familial. Il ne retournera en Inde que onze ans plus tard comme apprenti- journaliste. L’Inde, pays du souvenir, du paradis perdu, hantera Kipling toute sa vie et son oeuvre témoignera de cette ambivalence entre l’amour de l’Inde et la fidélité au pouvoir impérial britannique. Cette Inde qui nourrit son imaginaire, il la fera vivre par son écriture dans des « histoires de mon pays et de son peuple », comme il les nomme lui- même dans son autobiographie Un peu de moi-même.

L’esprit libre de Kim 


On a beaucoup reproché à Kipling son impérialisme et sa foi en la mission paternaliste de l’homme blanc (cf “ le fardeau de l’homme blanc ”) ; il incarne pour beaucoup de ses exégètes actuels l’Angleterre triomphante de l’époque et sa mauvaise conscience. Mais il est nécessaire de replacer son oeuvre dans un contexte fin 19ème ; les choses sont plus nuancées qu’il n’y parait au premier abord. La complexité de Kipling tient au fait qu’il pouvait difficilement être à la fois occidental et indien, enfant et adulte C’est dans Kim, roman initiatique d’un enfant sans parents, qu’il décrit le mieux l’Inde éternelle imprégnée dans l’imaginaire des Anglais, mais aussi la diversité du pays, la vie des gens simples, les castes et les religions. Il y a quelque chose de Kipling dans le personnage de Kim, cet enfant livré a lui-même, loin de sa famille, qui ne doit compter que sur ses propres ressources intérieures et qui progressivement devient supérieur aux adultes. Kim incarne un esprit libre, parlant tous les dialectes, capable de se fondre dans la foule ; l’image même de l’Inde aux multiples facettes.

Mowgli, premier boy-scout ? 


Les romans de Kipling rendent obsolète l’idée d’une littérature enfantine où les héros étaient des enfants malheureux et passifs ; ils sont désormais énergiques, forts et responsables de leurs choix. Kim et Mowgli, choisissent eux-mêmes leurs compagnons de route – même si cette indépendance est toute relative puisqu’un jour ils devront commander à des « races faibles », illustrant une sorte de philosophie Darwinienne simplifiée ( la nature impose la loi du plus fort ). Le monde animalier de Kipling, dans les deux Livres de la jungle et dans Les histoires comme ça, est porteur de messages.C’est aux animaux qu’il incombe d’exercer un magistère moral. L’enfant Mowgli apprend la loi de la jungle enseignée par Balou. Chaque animal a son caractère propre et les signes distinctifs de sa race, mais tous obéissent à la Loi (si les Bandar-log sont méprisés par les autres animaux c’est justement parce qu’ils n’ont « ni loi , ni discipline ».). Mowgli « le petit d’homme » est différent. Il sait pleurer, et son regard peut faire baisser la tête aux animaux. Ils sont ses frères, mais son destin est ailleurs. L’héroisme personnel est supplanté par l’ingéniosité et la capacité d’organisation collective. Mowgli est un chef, il fait exécuter des ordres (cf la mort de Shere Khan).L’enfant Mowgli élevé loin des hommes dans une nature sauvage doit se former au contact d’un monde dur et sans pitié. Ce sont des valeurs qui inspirèrent Baden Powel lorsqu’en 1909 il créa le mouvement des « Boys Scouts »…

Kipling, un donneur de leçons ?

Alors, Kipling, un simple donneur de leçons ? Un impérialiste indécrottable ? Non, un amoureux de l’Inde avant tout, un très grand écrivain dont la langue colorée et musicale transforme tout en récit épique et magique. Une langue peut-être un peu difficile pour les enfants d’aujourd’hui, surtout dans Le Second livre de la jungle … Mais sachons leur faire oublier un instant Walt Disney, ouvrons Le Livre de la jungle avec eux, et invitons les à se laisser porter par les mots. Odeurs, saveurs, couleurs…Toute l’Inde est là.

Carol Hooge

Le livre de la jungle
R. Kipling, Ph.Mignon
Folio junior


Second livre de la jungle
R. Kipling,
Gallimard


Les frères de Mowgli
R. Kipling, Ch.Wormell
Joie de Lire


Kim
R. Kipling
Folio classique 

R. Kipling
Illustrations de Etienne Delessert
Gallimard Jeunesse