Roald Dahl, mon ami – par Quentin Blake

  • Publication publiée :18 septembre 2016
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Sir Quentin Blake, le célèbre comparse de Roald Dahl, évoque, à travers les dix personnages qu’il préfère, de son travail d’illustration pour l’oeuvre de son ami. Ce texte est extrait et adapté d’un article du Daily Mail traduit par Maryline Colombet (librairie Autrement Dit à Dijon).

Quentin Blake n’a pas été le premier à croquer les personnages de Roald Dahl. Ce ne fut pas lui qui illustra le travail de l’auteur publié à l’origine aux États-Unis faute d’avoir pu trouver un éditeur britannique. Ni lui, non plus, qui se chargea de Charlie et la chocolaterie sorti en Grande-Bretagne trois ans après, en 1967. Pas plus qu’il n’illustra les cinq romans qui allaient suivre. C’est seulement à l’occasion du premier album, L’énorme crocodile, publié en 1978, qu’on fit appel à lui. La première rencontre de l’auteur et de illustrateur se résuma cependant à un bref rendez-vous dans le bureau de l’éditeur, et l’illustration du Crocodile et des Deux gredins fut commandée à Quentin Blake.
L’auteur et l’illustrateur ne se retrouvèrent que deux ans plus tard, chez Roald Dahl, pour Le Bon Gros Géant – comme le raconte Quentin Blake ci-dessous. L’illustrateur découvrit alors qui était vraiment l’écrivain, ses attentes… et son caractère si particulier. Et commença ce qui allait devenir leur véritable collaboration. Ce n’est qu’après la mort de Roald Dahl que Quentin Blake illustra les six premiers romans de l’auteur, dont Charlie et la chocolaterie et James et la grosse pêche. Ce qu’il fit, à n’en pas douter, tel que l’aurait voulu celui qui était devenu son ami.


L’énorme crocodile – «C’est l’un de mes personnages favoris parce qu’il s’agit du premier livre de Roald que j’ai illustré, et parce que ce fut la découverte de sa manière de travailler, très différente de la mienne. Il était bien plus féroce que moi et, bien que j’aime l’exagération, je pense que je ne serais jamais allé aussi loin tout seul! Les vrais crocodiles, par exemple, ont des dents clairsemées, alors que le crocodile de Dahl en a une rangée complète, des centaines, en zigzag: ce sont des dents faites pour manger des enfants! Dans une première version, il y avait aussi un épisode dans lequel le crocodile dévore un morceau de trompe d’éléphant. J’ai pensé ne pas être du tout sûr de pouvoir gérer cela! Heureusement Roald Dahl l’a modifié. Peut-être l’éditeur lui a-t-il dit que c’était trop effrayant. Ça l’était en tout cas pour moi!»


Commère et Compère Gredin – «Pour une raison que j’ignore, il est très plaisant de dessiner des gens sales et de mauvaise humeur… Et puis l’oeil de verre de Commère Gredin qui «regarde toujours de l’autre côté»… C’était aussi réjouissant de dessiner ça! Mais j’ai fait et refait beaucoup d’essais avant d’arriver enfin à dessiner ces deux personnages. Roald m’a, par exemple, fait remarquer que dans le texte il disait que la barbe de Compère Gredin était hirsute comme une brosse  («Ses poils formaient des épis hérissés comme les poils d’une brosse à ongles») et j’ai dû recommencer pas mal de dessins avant de réussir cette barbe… En fait, comme avec le crocodile, on doit se rendre immédiatement compte que l’on est dans un monde de caricature. La caricature, je connaissais: j’avais fait mes  débuts en tant que dessinateur de presse, réalisant entre autres des couvertures de magazines. Mais là, il s’agissait de mener cet exercice tout au long d’un livre, et c’était vraiment intéressant.»


Le Bon Gros Géant – «Avec le BBG, on entre dans le mystère et le merveilleux, dans la bienveillance aussi, absente des Deux Gredins. On m’a demandé de faire une dizaine de dessins. Le livre était chez l’imprimeur lorsque l’éditeur me téléphona. Dahl n’était pas satisfait, il trouvait qu’il n’y avait pas assez d’illustrations… En moins de trois jours, j’ai réalisé et expédié des dessins pour toutes les têtes de chapitre. Et j’ai reçu un autre appel: il n’était toujours pas content! C’est comme ça que je suis allé chez Dahl, à Great Missenden, et que nous avons commencé à discuter. Par exemple de comment je devais habiller le Bon Gros Géant. Au début, je lui avais mis un tablier en cuir et des bottes en caoutchouc. Roald Dahl regardait les dessins et disait: «Ça ne colle pas…».  En fait, à la fin de ma visite, nous ne savions toujours pas quoi  lui mettre aux pieds. C’est quelques jours plus tard que j’ai reçu un colis à la maison, avec à l’intérieur l’une des vieilles sandales de Roald…  Dans la première version, le BGG était également un personnage plus clownesque. Au final, je l’ai dessiné plus effrayant. Paradoxalement ça permettait de mieux l’appréhender en tant que personne et de le découvrir, au delà de la première impression, sympathique et bienveillant. Ça a permis aussi de mieux exprimer la relation avec la petite fille. Il y a une similitude entre le BGG et Dahl lui-même, même si je ne les ai pas faits se ressembler. Mais Dahl était lui aussi une très grande personne, au sens propre, et qui faisait tenir des rêves dans des chambres d’enfants. Je ne sais pas jusqu’à quel point il était conscient de cela…»



Matilda – «Quelquefois les personnages deviennent nos préférés car ils nous donnent particulièrement du fil à retordre, même si le lecteur ne s’aperçoit pas de ça! Matilda a quatre ou cinq ans, et j’ai donc commencé à dessiner une enfant de cet âge-là. Mais ça ne collait pas avec ses facultés magiques. C’est pour ça qu’au final on a une petite fille avec le visage d’une personne plus âgée. Je ne sais plus combien de temps cela a pris pour trouver son apparence. À chaque fois je me disais que non, elle ne pouvait pas paraître si jeune, et je la redessinai… Le dessin pense pour vous. Vous trouvez à quoi ressemble les gens à  force de les dessiner… En y repensant aujourd’hui, je m’aperçois par ailleurs que Matilda ne change pas souvent d’expression. Elle ne prend pas grand plaisir à se venger des adultes détestables. Elle n’en jubile pas. Tout est cérébral chez elle, tourné vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur…»


Hoppy et Mme Silver «J’aime ces deux personnages d’Un amour de tortue parce qu’ils sont ordinaires. Si l’on tient compte du fait que les gens ordinaires ne le sont pas, justement – ce que que je crois, vraiment ! Ils n’ont de ce fait pas été faciles à dessiner en tant que gens normaux, et il était par ailleurs important de leur donner des tempéraments différents. D’autant plus que je les aimais tous les deux séparément en tant que personnes. Je me suis rendu compte après coup que M. Hoppy avait hérité du gilet sans manche et des tours de bras de mon père, bien que leurs caractères n’aient rien de commun… Parce que leur histoire est une histoire d’amour, les deux personnages devaient être attirants… bien que plus tout jeunes! Or il n’y a pas une grande variété de lignes pour rendre cela… Leur histoire relève de l’anecdote plutôt que du conte de fées. C’est pour cette raison que le dessin est plutôt réaliste.»


Le grillon – «Une des raison pour lesquelles j’ai aimé ce personnage de James et la grosse pêche était qu’il était tout vert. C’était terriblement agréable de ne pas avoir affaire à quelqu’un avec un visage rose, une veste marron et un pantalon gris à redessiner ainsi au fil des pages… Cela m’intéressait que Roald ait fait émerger une figure d’autorité de son assortiment bizarre d’insectes. C’est très agréable aussi de dessiner quelqu’un de fiable, en qui l’on puisse avoir recours. Un grillon qui semble investi d’une charge: on peut véhiculer cela en partie par la posture. Il porte une espèce de col formel et une cravate. Il se tient plus droit que la plupart des grillons et il domine tout le monde par la taille; il les surplombe donc du regard. Les autres insectes sont surtout sympathiques et accrocheurs. Mais dessiner la variété des caractères et rendre compte de l’atmosphère, voilà ce qui est intéressant.»


Grand-mère – «Dans Sacrées Sorcières, ça m’a intéressé de devoir représenter quelqu’un de réaliste dans une histoire comportant des éléments fantastiques. Grand-mère n’a pas été facile à dessiner. Mais comme avec le BGG, il y avait cette relation très réelle entre elle et le garçon – Dahl s’est d’ailleurs inspiré de sa relation avec sa propre grand-mère. Je devais donc dessiner Grand-mère de telle manière que le lecteur la trouve crédible. Elle devait aussi contraster avec les Sorcières, pour qu’on ne s’imagine pas qu’elle pouvait en être une. Elle est un personnage qui appartient à la réalité, pas aux contes de fées. Mais c’est aussi, à certains égards, le livre le plus effrayant de Dahl. Et il fallait faire attention à ne pas l’être trop dans le dessin! Tout a relevé d’une question de dosage…»


Willy Wonka – «Willy Wonka, le patron de la chocolaterie dans Charlie et la Chocolaterie, est l’opposé de Grand-mère. Lui n’est jamais réel, il n’est qu’artifice. C’est pour cela que ses vêtements le mettent à part. Ce sont des déguisements. C’était comme si avec eux on entrait dans la fiction de la même manière que Charlie entre dans la chocolaterie avec son ticket en or. J’ai adoré le dessiner comme ça. Willy Wonka est une incarnation de la farce. Ce qu’il dit des enfants atteste de sa malice. «Parfois ils s’en sortent»… «Ils pourraient survivre». Il pense évidemment à quelque chose d’autre: il fallait donc dessiner les yeux, des points dans des cercles, comme s’il regardait de côté…  Je pense que les enfants du roman n’ont guère plus de réalité que lui. Charlie, lui, en a, mais les autres non. Willy Wonka réprimande des traits de caractère puérils. Mais aucun enfant n’est aussi déplaisant dans la réalité! Hormis Charlie, les enfants de ce roman sont en réalité comme les personnages de Ben Jonson ou Molière: ils sont la représentation d’un vice. Cela s’apparente et devait être dessiné comme à un conte. Si c’était plus réaliste, le lecteur ne pourrait l’accepter ni l’approuver!»


Propos de Quentin Blake recueillis par Nicolette Jones pour le Daily Mail