A l’orée de la Joie de lire (Carte blanche à Francine Bouchet)


Francine Bouchet, fondatrice et directrice de la maison d’édition suisse La Joie de Lire a répondu à notre invitation d’une carte blanche… Sur un ton de confidentialité, elle nous livre son parcours d’exploratrice en littérature. Une carte blanche proposé par Nathalie Mainguy, librairie Comme dans les Livres à Lorient – [lire ici une critique d’un des derniers albums paru chez cette éditrice.]

«Depuis bientôt vingt-cinq ans [article paru en 2011 dans Citrouille, ndlr], à intervalles réguliers, je résiste à une tentation: ne publier que des classiques. Telles les cathédrales, ils ont leurs architectes, leurs artisans. Ils s’imposent comme une évidence. Mais la plupart sont déjà publiés. Alors pourquoi diable les coucher une nouvelle fois sur le papier, même avec une autre parure?

Je pourrais prendre le parti de les abréger (surtout pas!), de développer certaines de leurs facettes, de les dupliquer en images ou de les magnifier. J’ai bien fait quelques tentatives, comme La Grande Bretêche de Balzac, La Lagune de Conrad. Plus audacieux le choix de L’Histoire du soldat de CF Ramuz, illustré par Frattin, plus original celui des Histoires naturelles de Jules Renard, illustré si subtilement par Yassen Grigorov.

Les années qui passent nous invitent parfois à regarder en arrière. Par ce télescope de la mémoire, je vois loin, très loin un grand album, Tite, dont je ne connais ni l’auteur, ni l’illustrateur. L’histoire d’une petite fille recueillie par une très vieille femme qui habite dans la forêt. Plus près, Les Contes de la Comtesse de Ségur, avec La forêt de Blondine, Bonne-Biche et Beau-Minon. Plus près encore Le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, et bien plus près, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, de Flaubert. L’abandon, le lien, la quête, dans un lieu archétypique, autant de fils conducteurs révélateurs d’un chemin personnel, nostalgique de ces «classiques».

Mais il faut savoir battre les cartes. Toute vie, tout parcours est une nouvelle donne, comme si les pieds déjà dans la rivière, il s’agissait de trouver un endroit plus profond pour se lancer. Au fil des rencontres et des projets, l’éditeur devient glaneur de contenus. Alors auteur, illustrateur et éditeur commencent leur travail, comme une naissance à soi-même. Intervient ensuite toute une équipe qui fait tenir l’édifice. C’est dans cet échange, dans cette bousculade parfois, dans ce risque, que bat le cœur des choses. Mais rien ne se perd, rien ne se crée, comme le prétend le vieux principe. Dans la même argile se façonnent les doutes, les peurs, le rire, les espoirs. Il faut oser des déclinaisons nouvelles de ces contenus récurrents. C’est l’art du métier.

Et puis il est une autre facette de la même histoire, l’avers de la pièce. Il y a quelques années, ma plume s’est montrée plus insistante, m’entraînant comme malgré moi, vers un entre-deux où la poésie nous attend. Portes de sable, Éditions de l’Aire 2004, a vu le jour, un deuxième recueil est à paraître, un troisième en chantier.

Pour le jeune public, des projets s’imposent parfois, comme un jeu. Ainsi sont parus sous ma plume en 2011, dans la collection Les Versatiles, Les Nuages, illustré par Yassen Grigorov, et Si papa, si maman… illustré par Bruno Heitz. Pour ce livre-là, je me suis risquée dans l’arène d’un sujet de société: l’égalité homme/femme, non pas que ce thème soit au centre de mes préoccupations, mais parce qu’il présente de grands risques de manipulations des enfants. Il est difficile de faire table rase de ses convictions, mais notre métier l’exige. Notre seul rôle, me semble-t-il, est de placer le lecteur à l’orée de la forêt, comme dans les contes. À lui de choisir sa route.»

Francine Bouchet