Éric Corbeyran, le sale mioche de la BD

[Une interview parue dans Citrouille en novembre 2000] Citrouille : Quand vous étiez petit, lisiez-vous des bandes dessinées ? Et aujourd’hui ?

Corbeyran : On pourrait presque dire que j’ai appris à lire avec la BD… En fait, j’ai eu la chance d’avoir des parents eux-mêmes lecteurs. Je me suis nourri aux grands classiques : Astérix, Tintin, Lucky Luke, Iznogoud, Gaston, Rahan, Valérian… Je ne me lassais pas de lire en boucle ces récits passionnants, tellement vivants! J’avais davantage de réticence à me plonger dans des livres sans images. J’étais effrayé, je crois par le volume impressionnant… J’avais peur de ne pas tout comprendre, d’oublier, bref, de me perdre. Je n’ai commencé à découvrir les plaisirs de cette autre lecture que très tardivement, à vingt ans passés. Aujourd’hui, j’essaie de rattraper le temps perdu. Je dévore de grandes quantités de romans. J’aime tous les genres : le polar, la SF, le fantastique, l’aventure, mais je me passionne aussi pour des auteurs comme Prévert, Vian, Kafka, Beckett ou Süskind, pour ne citer qu’eux. Cela dit, je continue à lire beaucoup de BD. Je reste curieux de tout.

Citrouille : Vous êtes l’auteur de près d’une cinquantaine d’albums : vous avez dû commencer très jeune… Quel fut votre parcours ?




Corbeyran : Quand mon premier bouquin est sorti, j’avais vingt-cinq ans (déjà plus si jeune…) et j’en ai aujourd’hui trente-cinq (pas encore si vieux… ). Après dix ans donc, quelques impasses, deux ou trois marches-arrière et divers accidents de parcours inévitables,  j’ai aujourd’hui la confiance de quelques éditeurs avec lesquels je m’entends parfaitement. Ça compte beaucoup sur le plan de la stabilité et cela favorise ma créativité. On construit mieux avec des gens qui vous écoutent. Quant au nombre d’albums publiés, ce n’est guère significatif. Je suis boulimique d’images et de rencontres et j’ai l’énorme avantage de travailler vite.

Citrouille : Le cadet des Soupetard conte les aventures poétiques et délurées d’un gamin dans la campagne des années cinquante… Les Sales mioches nous plongent avec gouaille et ironie dans une ville de Lyon qui sent bon la province d’autrefois, mais dans un environnement si dur qu’il en est finalement très actuel… Le chant des Stryges conduit le lecteur à cent à l’heure à travers les arcanes d’une intrigue politico-fantastique… Lie-de-vin nous enveloppe d’une atmosphère campagnarde très lourde où s’asphyxie un adolescent en quête de ses origines… La chronique Fond du monde dépeint un monde divisé et querelleur qui n’est pas sans rappeler les fractures de notre propre société… Quant à L’oiseau de feu, il invite au rêve et au merveilleux par l’intermédiaire de l’adaptation d’un conte traditionnel russe… Ce qui est remarquable chez vous, c’est que vous abordez des univers très variés. Lequel vous tient le plus à cœur ? Où vous sentez-vous le plus à l’aise par rapport à ce que vous voulez dire ?

Corbeyran : Je n’ai pas vraiment de préférence. La position de scénariste favorise ce passage perpétuel d’un univers à l’autre, d’une forme à l’autre, et je ne m’en prive pas. C’est une façon comme une autre de rester en état d’alerte, d’être vigilant, de ne pas s’enliser dans des automatismes, de ne pas s’endormir sur ses acquis, d’apprendre toujours. J’aime tous les styles et je me sens à l’aise à peu près partout, sauf peut-être dans le registre « comique », la technique du gag en une planche m’étant parfaitement étrangère. Quant au sens du récit, l’essentiel est de partager les mêmes objectifs avec le dessinateur, de se mettre d’accord dès le début, sinon on court au désastre. Une fois les choses clairement posées, j’aime que mes idées soient portées, transportées (et parfois transcendées) par le talent des illustrateurs. Il y a quelque chose de très exaltant à voir ses phrases se changer en images et ses dialogues prendre vie dans la bouche des personnages. C’est pour moi un moment magique sans cesse renouvelé. Je ne m’en lasse pas.

Citrouille : Lie-de-vin me semble un peu à part : c’est une œuvre plus personnelle, très différente des séries, véritables terrains d’aventure où vous jouez avec les dessinateurs. Ici, vous construisez un récit très riche, avec un personnage dense, grave. C’est une véritable création avec Berlion. Vous donnez d’ailleurs un aperçu de ce processus créatif en appendice et c’est très émouvant de voir comment vous vous enrichissez l’un l’autre. Pouvez-vous nous parler de la manière dont sont choisis les différents dessinateurs avec qui vous travaillez ?

Corbeyran : D’abord, il faut dire que c’est un choix réciproque. Personne ne force personne. L’envie commande. Pour ma part, c’est avant tout un style graphique qui m’attire. Quand c’est moi l’initiateur du projet, j’attends que le déclic se fasse. Lorsqu’un dessin me séduit, la mécanique se met aussitôt en marche et j’entrevois alors de multiples combinaisons pour utiliser au mieux sa force et exploiter son potentiel narratif. Ensuite seulement, mais hélas on ne s’en rend compte qu’à l’usage, on voit si le courant passe entre le dessinateur et le scénariste. Ce n’est pas absolument indispensable, mais je préfère nettement quand l’homme et le professionnel sont aussi fréquentables l’un que l’autre. Voilà pour la théorie. D’un autre côté, les motivations qui me poussent à accepter un projet varient d’une fois sur l’autre. Lorsqu’Olivier Berlion m’a proposé de travailler sur Lie-de-vin, j’ai tout de suite senti que ce personnage tragique et cette ambiance d’un village à l’agonie lui tenaient à cœur et qu’il avait envie de tout mettre dans la balance. Je n’ai eu qu’à ajouter quelques ingrédients pour que le récit s’anime. Nous avons tout construit patiemment, ensemble. Notre démarche était à l’opposé de la « série » où tout doit aller vite pour que le lecteur ait un album par an à se mettre sous la dent. Avec Lie-de-vin, je savais que le résultat serait à la hauteur de nos exigences. Par ailleurs, lorsque les Éditions Casterman m’ont proposé d’adapter L’oiseau de feu, j’ai dit oui pour deux raisons. La première parce que j’ai trouvé très excitante l’idée de me frotter à un conte vieux de plusieurs siècles. La seconde parce que le travail d’Arinouchkine contenait une série d’illustrations incroyablement lumineuses, et que ses images recelaient intrinsèquement le merveilleux du conte.

Citrouille : Dans vos différents albums, les adultes sont souvent des personnages inquiétants, peu sûrs, globalement négatifs, tandis que les enfants sont très autonomes, forts, en résistance face à l’adversité… Est-ce votre vision des rapports adultes/enfants ?

Corbeyran : Un être humain se bâtit en prenant modèle et/ou en s’opposant à une référence. Chaque individu compose alors sa propre partition en utilisant de manière plus ou moins marquée l’imitation ou l’opposition, mais ces deux processus cohabitent de manière permanente dans la « fabrication » d’une personnalité. Par essence, l’enfant est un être en construction, en changement, en recherche, bien d’avantage que l’adulte qui, lui, décide souvent un beau jour de « cimenter » son environnement, de le rendre rigide à grands coups de certitudes ou de dogmes, et de ne plus se poser de questions. L’enfant n’en est pas là. Il réside toujours en lui l’espoir d’un monde meilleur, un monde qui aurait la dimension de ses rêves. Alors il questionne tout le temps, il expérimente, il teste les limites et les accepte ou décide de les repousser. C’est là que la fiction a son rôle à jouer. Pour mieux les aider à lutter contre les multiples travers de la vie (ce qui permet au passage de les dénoncer), je dote mes personnages d’un caractère solide et de qualités qui leur permettront de mieux agir sur les règles imposées par les adultes. Au final, ils emportent le morceau et tout le monde en sort grandi. C’est la vie qui gagne. Ma vision des rapports enfant/adulte n’est qu’une métaphore de la victoire du vivant sur l’ennuyeux, le rigide, le médiocre et le veule. Mais quand on regarde les choses à la loupe, on s’aperçoit que le mécanisme de cette victoire n’est pas aussi simple que ça. Lorsque, par exemple dans l’album La louche, Soupetard ramasse un mégot par terre et se met à crapoter, que fait-il ? D’un côté, il imite les grands car eux seuls ont le droit de fumer, et de l’autre il s’oppose à eux car il sait pertinemment qu’il est en train de transgresser un interdit. Complexe. Ceci dit, d’une manière générale, mes personnages passent leur vie à lutter, à résister, à se rebeller contre une autorité, quelle que soit la forme de celle-ci. Ainsi Soupetard lutte contre les grands, les sales mioches contre les flics et les mauvais truands, Mademoiselle H contre son papa, les « Bras » du fond du monde contre les « Tombés » du cœur de la cité, Kevin Nivek contre les créatures malfaisantes qui asservissent l’humanité et Lie-de-vin contre la vie qui refuse de s’ouvrir à lui. La révolte est une situation dramatique qui m’invite à écrire.

Citrouille : Parlez-nous un peu de Paroles de Taulards…

Corbeyran : Ce fut une aventure extraordinaire sur tous les plans, personnel et professionnel. A l’initiative de l’association BD Boum s’est mis en place un atelier d’écriture à la maison d’arrêt de Blois. Au final, cela a donné un album collectif en noir et blanc d’une centaine de pages où six détenus ont communiqué à treize dessinateurs leur vision du monde carcéral, leurs témoignages, leurs états d’âme. J’ai eu la chance de participer de très près à ce projet puisque j’ai rencontré les détenus et adapté leurs textes sous forme de scénario de BD. On parle rarement de la prison de cette manière. C’est tour à tour drôle, tragique, réaliste, naïf, poétique ou carrément abstrait. C’est intime sans être voyeur, violent sans être tapageur, émouvant sans être compassé. Les initiateurs de ce projet, les détenus, l’éditeur et les dessinateurs sont très contents du résultat. Quant à moi, je n’arrête pas de me dire que c’est un merveilleux cadeau qu’on m’a fait là…

Citrouille : Revenons aux enfants. A Comptines, nous sommes spécialisés jeunesse et nous constatons avec bonheur que les rapports littérature de jeunesse/ bande dessinée ne sont plus conflictuels… Parce que les auteurs jeunesse se sont rapprochés de leur public? Parce qu’il y a un choix plus vaste de BD pour enfants et que la création est de plus grande qualité à tout point de vue (contenu, graphisme, fabrication) ? Qu’en pensez-vous ?

Corbeyran : Ce qui est certain, c’est que les mentalités changent. Il y a moins de clivages qu’auparavant, plus d’échanges, plus de passerelles. Les nombreux salons du livre organisés un peu partout en France favorisent d’ailleurs cet état d’esprit en créant des occasions de rencontre. On reste moins cloisonné, on discute avec des artistes ayant des démarches différentes et du coup, j’ai le sentiment que les disciplines tendent à se métisser, à s’emprunter mutuellement, à se nourrir, ce qui procure un bol d’air indispensable à l’ensemble de la production. Il y a comme un boum démographique des écrivains et illustrateurs pour la jeunesse. De la même manière ces dernières années ont vu l’éclosion, en marge des géants tout public (Petit Spirou and Co), de nombreux auteurs BD œuvrant explicitement en direction d’un tout jeune public, avec une autre approche, plus artistique, plus subtile. Les éditeurs ont bien compris cette mutation et je crois que de plus en plus, le public aussi y est sensible. Un enfant habitué très tôt à lire des livres de qualité conservera cet avantage et cette exigence quand il sera grand.

Propos recueillis par Mireille Penaud, librairie Comptines de Bordeaux, novembre 2000