«Il y a une différence entre écrire pour des adultes ou pour des adolescents», par Janine Teisson

Les articles de Citrouille dans le rétro — Une tribune de Janine Teisson (bibliographie ici) publiée en 2003 

Comment parler de la littérature adolescente ? D’abord quels adolescents ? Je parlerai des douze – quinze ans. Je laisse les seize – trente ans à d’autres. Prenons un adolescent qui ne veut ni n’aime lire. Une sorte d’anorexique de la lecture comme on en connaît tant. Rien ne passe. Ils n’a aucun désir dans ce domaine. Et puis un jour un prof lui donne l’occasion ou le met dans l’obligation de se plonger dans cette étrangeté qu’est la littérature adolescente et parfois le miracle a lieu, j’en suis témoin. L’adolescent lit le livre jusqu’à la dernière page et en éprouve visiblement de la satisfaction. Pourquoi ? Comment ? Certainement parce qu’il y a eu une rencontre, qu’elle soit douce ou violente entre les préoccupations confuses ou précises de l’adolescent, ses interrogations, ses malaises, ses aspirations, ses demandes et une parole qui ouvre ou qui rassure, qui bouscule, qui dit “ tu n’es pas le seul dans ton cas ”, qui entraîne vers le rêve, donne le sentiment qu’il y a bien une vie après l’adolescence et qu’elle vaut d’être vécue. Enfin une parole qui le touche, on ne sait comment.

Il y a dans cette rencontre de hasard, au centre, ce mystère qu’est l’adolescent, avec ses turbulences et ses ébullitions. Avec ses secrets, ses écorchures. S’adresser à cet être de passage semble si délicat. N’avons nous pas tous le sentiment d’avoir lu trop tôt certains livres et de ne les avoir pas vraiment compris ? Un livre pour adolescent devrait toujours, comme les contes, pouvoir être lu a différents niveaux. Dans l’un de mes livres je dis très clairement, pour ceux qui sont aptes à le comprendre, que le héros est homosexuel, mais une infime partie des lecteurs relève cela. Et ça n’a aucune importance. Leur imposer des réalité crues n’est pas forcément nécessaire. Ils disent apprécier la pudeur, l’humour qui voile le trop d’émotion. Ils apprécient aussi, la sincérité. Quand un auteur est vraiment engagé dans son écriture, dans ses personnages d’une façon ou d’une autre, ils le savent. Ils adhèrent.

Les livres que j’écris, moi, pour les adolescents, je ne sais pas très bien pourquoi eux les aiment. Parfois je trouve que je suis un peu vieux-jeu à vouloir toujours leur faire croire que rien n’est jamais perdu, que la vie avec ses embûches, ses joies difficiles à atteindre et ses grandes douleurs imposées, vaut la peine d’être vécue, qu’à la fin une fenêtre s’ouvre toujours sur l’espoir. Avec tout ce qu’ils savent sur la vie, tout ce que la télé leur montre ! Ne vont-ils pas me rire au nez ? Non. Certains simplement m’ont dit : “ Ce personnage, il est trop bon pour être vrai, c’est plus un personnage de légende que de roman. ” D’autres m’ont fait remarquer qu’il est rare de subir autant d’épreuves dans une vie et de s’en sortir. Mais pourtant, ils préfèrent y croire. Et moi aussi. Je n’oublie jamais en écrivant que je m’adresse à eux. Des êtres en formation, en transformation, des individus sur la corde raide. Parfois secrètement blessés sous des dehors désinvoltes, voire désagréables. Avides de mots pourtant. Des êtres en équilibre entre utopie et désespoir. Je sais très bien à qui je m’adresse en racontant, comme me l’a fait remarquer une jeune fille “ des horreurs d’une voix douce mais sans jamais aller jusqu’à la catastrophe ”. En décrivant “ un monde cruel où l’amour existe ”. Ils me demandent : “ Quel message voulez-vous faire passer ? ” Au début je restais sans voix, et puis oui, c’est vrai que je leur offre ma vision du monde, mes aspirations, mes valeurs. Tout y est. En écrivant pour eux je me laisse aller aussi à retrouver intactes mes révoltes, j’ose retrouver l’adolescente en moi. Sa combativité. Quand j’écris en littérature générale je suis plus sombre, plus désabusée.

Certains pensent qu’il n’y a pas de différence entre écrire pour des adultes ou pour des adolescents. Et moi je soutiens qu’il y en a une. Ecrivant dans les deux registres, je suis bien placée pour l’expérimenter. Dans la vie, lorsque nous, adultes, nous nous adressons à des petits ou à des adolescents, nous ne parlons pas de la même façon ni des mêmes sujets que lorsque nous sommes entre adultes, n’est-ce pas ? Cela ne nous viendrait pas à l’idée et cette adaptation se pratique automatiquement. Nous n’en ressentons aucune frustration. Nous n’appelons pas cela de l’hypocrisie. Il en est de même pour la littérature. J’ai commencé à écrire Les prisonniers d’Icibas pour des lecteurs adultes. Et le monde que j’avais inventé était logiquement si atroce, si illimité dans la violence, la bestialité et le désespoir que je n’ai pas pu continuer (j’abrite sans doute un Sade en moi, qui a perdu sa plume). J’ai repris ce livre en l’écrivant pour des adolescents. Le monde d’Icibas est toujours atroce, mais différemment. On peut en sortir inquiété mais intact. La balance entre désespoir et énergie de vivre penche positivement.

Oui, je crois que c’est cela la subtilité de la littérature qui s’adresse aux adolescents : s’il s’agit de romans, (ni fantastique, ni science fiction), ils doivent demeurer sur une étroite frontière au delà de laquelle on n’écrit plus pour eux, les jeunes, mais pour nos pairs, les adultes. Et cela est si ténu que je serais bien incapable de délimiter cette frontière. Pour les adolescents qui lisent, lisent tout ce qui leur passe sous la main et les yeux, la littérature “ adolescente ” n’est pas leur seule nourriture. Mais j’aimerais cependant qu’ils la reconnaissent comme leur littérature : un refuge pas toujours confortable, chaotique et inquiétant, ma foi, mais aménagé pour eux. Ils ont aimé Oh, boy ! de Marie-Aude Murail, ils ont aimé Fils de guerre de Xavier Laurent Petit et Attention fragiles de Marie Sabine Roger et tant d’autres histoires terribles mais qui, repeintes aux couleurs d’un réalisme adulte, vous le savez, seraient insoutenables pour eux. Je pense même, inutiles, néfastes.

Ce qui est important dans la littérature pour l’adolescence n’est pas tant la description de l’horreur des événements dans lesquels le héros est plongé, mais l’énergie, le courage qui lui permettent de les traverser. Voilà ce qu’est selon moi la littérature adolescente : des écritures de grande qualité, des écrivains sans concession, qui ont des convictions et qui naturellement se coulent dans les limites qui sont celles de l’adulte qui s’adresse au plus jeune. Initier, ouvrir, émouvoir, passionner, questionner, surprendre, mais ne jamais désespérer.

Janine Teisson (septembre 2003)