Le poil à gratter de Patrice Wolf pour Citrouille

Les articles de Citrouille dans le rétro — Patrice Wolf, le complice de Denis Cheissoux qui a créé et coanimé avec lui de 1987 à 2008 l’émission L’as-tu lu mon ptit loup ?, a écrit cinq chroniques «poil à gratter» pour Citrouille, entre septembre 2002 et mars 2003. 

Le livre pour enfants
n’est pas un médicament
(septembre 2002)

Tous les libraires, tous les bibliothécaires, ont un jour ou l’autre reçu dans leur officine des parents inquiets pour leur enfant. Celui-ci parce que son fils a peur du noir, celui-là parce que sa fille est dépressive depuis la mort de sa grand-mère, cet autre encore parce que son enfant refuse l’idée d’avoir un petit frère… «S’il vous plait, docteur, auriez-vous un livre qui l’aide à surmonter ce passage difficile ?« » “Difficile”… Des livres sur ce thème, il y en a, bien entendu : chez Gallimard par exemple, cet album de Mercer Mayer, Il y a un cauchemar dans mon placard. Pour la petite, on peut penser au Sourire de Sara de Michelle Daufresne chez Gautier-Languereau ou à Ce changement-là de Philippe Dumas à l’École des Loisirs. Et puis, pourquoi pas Tout change d’Anthony Browne chez Kaléidoscope pour le futur grand-frère ?  Mais attention le résultat n’est pas garanti ! Vous savez, les livres pour enfants, même sur ordonnance, c’est tout le contraire des antibiotiques ! C’est la vie, les livres pour enfants ! Et si l’on y prend pas garde, ça peut même devenir pernicieux. Il y a des phénomènes d’accoutumance. J’en connais moi des gens qui ont été contaminés par la littérature de jeunesse. Ils ne s’en sortent pas. Ils ont pourtant tout essayé : le sport, la télé, le jardinage. Même la radio. Rien y fait. Ils sont accros. Et ça fait des années que ça dure. Non, croyez moi, les livres pour enfants, ça vous donne des mots de tête à n’en plus finir… !

Le bonheur,
c’est toujours pour demain
(octobre 2002)

J’aime par dessus tout ces militants du livre de jeunesse qui se donnent corps et âme, des années durant, à leurs convictions. Ils s’investissent le plus souvent dans ce qu’ils considèrent comme un véritable engagement citoyen. Dans les salons, dans les écoles, dans les bibliothèques, dans les hôpitaux ou dans la rue. Persuadés que leur combat quotidien portera ses fruits lorsque les jeunes générations auront grandi et qu’enfin, elles pourront prendre la parole. Leur bonheur est toujours pour demain. En attendant, ils sont pétris de certitudes qu’ils déclinent en axiomes de colloques en débats, de rencontres en interviews : «qui a lu lira», «les lecteurs d’aujourd’hui sont les électeurs de demain», «lire, c’est s’ouvrir les portes de la réussite sociale». Ils veulent le meilleur pour ces enfants qu’ils prennent en charge dans des quartiers défavorisés ou dans des structures d’accueil les plus diverses. Ils mènent des expériences innovantes ou réinventent les méthodes de leurs aînés. Peu importe, ils s’engagent. Le plus souvent dans l’ombre et dans l’anonymat. Souvent je pense à tous ces éveilleurs que je côtoie depuis 25 ans. Leur arrivent-ils de chercher à savoir ce que sont devenus les enfants qu’ils ont conduit au livre pour enfants ? Les ont-ils imaginés dans l’isoloir lors des dernières élections ? Continuent-ils leur aventure littéraire ? Combien d’entre eux se retrouvent aujourd’hui devant Loft Story ou Stars Académie ? Une chose est sûre. Ces enfants là ont grandi et d’autres sont venus les remplacer. Et pour ceux-là, le bonheur est encore pour demain.

Petit papa Noël
(décembre 2002)

Lors de la remise des prix littéraires de France Télévisions, Marc Tessier, le PDG des chaînes publiques, s’est laissé aller à quelques petites phrases bien senties dont le seul but était de mettre du baume au cour aux éditeurs et aux auteurs présents à la cérémonie. Ainsi, à propos du livre pour enfants, il a reconnu que la télévision publique ne s’intéressait pas suffisamment à la création littéraire pour la jeunesse et il a promis que «des efforts» seraient faits pour «inviter les jeunes à la lecture».  Repris dans un article du Monde du 26 octobre dernier, ces propos prennent une dimension singulière alors que le rapport de Catherine Clément sur la place de la culture dans la télévision publique vient d’être remis au Ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon. D’autant que, commentant les propositions de Mme Clément, le même Marc Tessier s’est félicité des pistes de réflexion envisagées par la philosophe et s’est même déclaré «prêt à rentrer dans le jeu».  Bref, en à peine deux mois, culture et livre de jeunesse ont fait l’objet de déclarations prometteuses qui semblent venir du ciel, comme des cadeaux de Noël. Reste à savoir maintenant si, comme pour le Téléthon, les promesses de dons se concrétiseront dans les semaines qui viennent par des espèces sonnantes et trébuchantes.  Ce qui revient à se demander, concernant les évolutions des programmes du petit écran, s’il faut ou non croire au Père Noël. 

Censure !
(janvier 2003)

C’est un grand hebdomadaire national qui l’annonce : «la censure est de retour !». Le politiquement correct du libéralisme économique s’attaque aux livres pour enfants et conduit les éditeurs à inonder le marché de livres insipides, «courts et colorés », entièrement réécrits pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Pour justifier ces coupes-sombres, un éditeur explique même que «les enfants sont habitués à une action rapide et une langue simple et facile à comprendre». Réactions vives des spécialistes et des écrivains qui dénoncent une pratique qui vise en réalité à gommer «la mémoire culturelle et historique» du pays. Mais le résultat est là : les classiques sont revisités, les livres produits entre les années 50 et 80 sont édulcorés et les personnages parlent comme les héros de dessins animés américains ou japonais dont les télévisions abreuvent les enfants. Scénario catastrophe ? Mauvais coup porté par les tenants du libéralisme à la française à l’édition du livre de jeunesse ? Derniers avatars de la mondialisation à l’encontre de l’exception culturelle française ? Non, en réalité, l’hebdomadaire en question s’appelle Tyden, il est publié en Tchéquie, pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne, et il dénonce une «censure idéologique à l’envers» qui consiste à rayer des bibliothèques pour enfants toute référence à l’ère communiste. Ce phénomène, rapporté par Martin Plichta dans la rubrique Horizons du Monde du 9 janvier dernier, nous rappelle qu’ici ou ailleurs, la littérature de jeunesse est et reste un enjeu majeur de société, qu’elle n’est anodine ni sur le plan économique ni sur le plan idéologique, et que par conséquent, il convient de rester vigilant sur ses évolutions. Ne serait-ce que pour préserver la liberté de création.

Le droit de ne pas lire
(mars 2003)

Bien sûr, depuis Comme un roman de Daniel Pennac, les droits imprescriptibles de l’enfant-lecteur ont fait leur chemin. Le droit de ne pas lire est passé dans les principes. Dans les principes seulement puisqu’un enfant qui ne lit pas reste une énigme autant qu’un motif d’inquiétude pour nombre de parents. Réussite à l’école, ascension sociale. les vertus attribuées au livre et à la lecture conservent toute leur prégnance dans l’imaginaire collectif.  De ce point de vue, l’adolescence, période de troubles et d’interrogations, est assez significative. Force est de constater qu’entre 10 et 15 ans, les jeunes lisent moins et que leurs centres d’intérêts vont plus volontiers vers la musique, le cinéma, le sport ou les sorties entre amis. Pour expliquer ce phénomène, on a longtemps avancé l’idée que la lecture obligatoire des classiques à l’école, associée aux ineffables fiches de lecture, les dégoûtaient pour un bon bout de temps d’une activité pourtant indispensable à leur développement. Et si les raisons de cette désaffection tenaient tout simplement à une évolution normale qui conduit les adolescents à s’ouvrir aux autres, à se confronter à la vie réelle ? Si la lecture qui permet aux enfants de grandir «de l’intérieur», dans une relation intime et affective à leur environnement domestique, ne répondait plus que très partiellement à leurs besoins ? A travers la musique, le cinéma, le sport ou les sorties en groupe, les adolescents trouvent non seulement un lieu communautaire d’émancipation et de partage immédiat mais c’est aussi pour eux une façon d’exister autrement à travers le regard des autres. Et si, pour eux, le fait de délaisser la lecture était tout simplement un signe de bonne santé ?

Patrice Wolf