Marie-Aude Murail : «Quand les lecteurs se plaignent, que faire ?»

  • Publication publiée :22 juillet 2018
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Un texte de Marie-Aude Murail paru en 1994 dans Citrouille, la revue des Librairies Sorcières.
«J‘étais venue rencontrer des élèves de 4ème au salon du livre de Montreuil, et le premier à prendre la parole m’accueillit très fraîchement d’un : «On comprend rien à votre roman. Il y a trop de personnages et on les mélange tous !» Les jeunes qui lisent Morgenstern ou Smadja ont cette supériorité sur ceux qui choisissent Verne et Maupassant qu’il leur est toujours loisible de déposer une réclamation, soit de vive voix soit par courrier. Si Théophane m’écrit pour me remercier de lui avoir «redonné le goût de lire», un autre m’avouera avec la même simplicité : «malgré votre venue à l’école, je n’aime toujours pas lire». Quant à ma mystérieuse correspondante qui signe ses lettres «votre cygne grise», elle me conseille d’écrire plus sobrement si je veux plaire aux jeunes : «Ma soeur aînée trouve qu’il y a trop des mots compliqués dans votre roman et elle peut pas regarder dans le dictionnaire à toutes les pages…»

Les premières fois que j’ai été confrontée à ces réclamations, j’ai eu envie de fermer très vite le guichet. Or ces plaintes de clients mécontents peuvent m’apprendre beaucoup sur les difficultés que rencontrent les « mauvais » lecteurs. La première de ces difficultés, la plus évidente, tient à la technique de lecture en elle-même. Ainsi que le dit le jeune Ali interrogé par Bourdieu dans La misère du monde : «Je lis, mais je lis robot», exprimant dans ce magnifique raccourci qu’il en est resté au stade du syllabage. Les collégiens que je rencontre trouvent d’autres formulations :«ça me fatigue de lire» ou «ça me prend la tête, Molière». Bref, ils « commencent », mais ils ne « finissent » pas. Or, c’est en lisant qu’on devient lecteur. Un jeune qui n’a qu’une fréquentation très occasionnelle du livre de fiction voit se multiplier les difficultés. Par exemple, dès que l’écrivain met en scène plus de cinq personnages, il décroche et proteste avec mon interlocuteur de Montreuil : «Mais c’est quoi, ce bin’s ?» On imagine combien lui paraîtraient inextricables les intrigues d’Agatha Christie avec leurs cohortes de suspects et les romans russes de la grande époque quand la radieuse Nastassia Ivanovna Balabine hésitait à donner sa main au comte Andreï Sierguiéiévitch Kovaliov parce qu’elle aimait en secret le jeune Mikhaïlo Pavlovitch Velchaninov…

Les dialogues dont je me sers volontiers pour donner du rythme au récit peuvent avoir l’effet opposé d’en faire perdre le fil. Au bout de trois tirets à la ligne, le lecteur inexpérimenté ne sait plus qui parle. La technique appliquée aux plus petits, « papa dit, maman dit », aurait encore sa raison d’être. Je fais souvent le choix d’écrire mes romans à la première personne pour faciliter l’identification au héros chez mon lecteur. Hélas ! le néophyte, lui, s’interroge : quel est ce « je » qui n’est pas moi ? Est-ce l’auteur ? Mais l’auteur dont on voit la photo sur la couverture n’a rien d’un jeune garçon. Perplexité : «C’est ton fils ? Tu le connais ?». Pourquoi donner toutes les apparences du vrai à une histoire qui n’existe même pas ? Ne serait-ce pas plus ou moins ce truc qu’on appelle l’imagination ? Mais comme m’avaient écrit des CE2 de Massy : «Nous, on n’a pas autant d’imagination comme toi parce qu’on regarde trop la télé».

L’écrivain qui accepte d’ouvrir le guichet des réclamations n’est pas au bout de ses peines : «Elle est pas finie, ton histoire !» rouspètent des mômes, après audition de mon conte Mystère. Moins ils ont l’habitude de la fiction, plus ils ont en horreur les fins ouvertes, quand on ne sait pas si finalement le héros est mort ou vivant, si le fantôme existait vraiment ou n’était qu’un tas de vêtements, ni si demain sera comme maintenant. Une histoire, ça doit se terminer par : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Et si je dis aux mômes que c’est plutôt le commencement des emmerdements, ils rigolent mais ne suivent pas : «Nous, avec la maîtresse, on l’a terminée, ton histoire». Autre délectation du romancier qui exaspère le mauvais lecteur : la chute inattendue. Dans Le trésor de mon père, mon héros parcourt la France pour retrouver un trésor qui lui échappe aux dernières pages. Or, une course au trésor se termine nécessairement par la vision du héros qui plonge la main dans le rubis, les topazes et les saphirs, tandis que s’allument dans les yeux les $ d’oncle Picsou. Autrement, on obtient ce que les spécialistes appellent une déception de sens, et mes lecteurs une fin pas bien.

J’aime également les changements rapides de ton et de situation, et j’ai longtemps été persuadée que ce style elliptique convenait particulièrement aux enfants du clip et de la pub. Or ce qui est vrai au cinéma ne l’est plus pour le livre. Tout récemment, une petite fille de CM2 me demandait : «Pourquoi c’est si différent tes histoires ? On lit quelque chose sur une page, on tourne, et l’autre page, c’est autre chose.» Elle voulait me parler des sautes volontaires de mon récit. Elle me fit penser aux personnes âgées qui ont du mal à suivre l’action dans les nouveaux films. Autrefois, on filmait intégralement une action : l’homme ouvre la porte, sort ses clefs, verrouille sa serrure, descend l’escalier, marche sur le trottoir, s’arrête devant sa voiture, ouvre sa portière etc. Un jeune spectateur grognerait : «Ben, ça y va, la pellicule !» Désormais, l’homme claque la porte de son appartement et se retrouve, la seconde suivante, filant sur l’autoroute. Mais ma demoiselle du CM2 a des habitudes de spectatrice qu’elle n’a pas encore transposées dans la lecture, par manque de pratique.

Quant au vocabulaire, la cygne grise me l’a bien expliqué : «si tu veux qu’on te comprenne, cause la France ou laisse béton». Un mauvais lecteur voit où est le danger mais ne sent pas venir le péril. Il connaît l’usage d’un verre, mais pas celui d’un gobelet. Et je ne dis même rien du hanap, car c’est le vocabulaire de base qui fait défaut. Je travaille sur mon lexique, je réfléchis à ma syntaxe. Mais jusqu’où renoncer au luxe des mots, à la jouissance du style, aux plaisirs de l’imaginaire ? Mon goût pour la justice et une colère qui ressemble à la sienne font que je voudrais avoir le mauvais lecteur pour lecteur privilégié, ce qui reviendrait à faire de mon écriture une peau dé chagrin. Je le sais depuis que j’ai rencontré la cygne grise et les autres : quand j’écris, j’exclus. Alors, quand ils râlent, au moins, je les écoute. »

Marie-Aude Murail, Citrouille n°6, 1994