Une interview – et un peu plus – par Gaëlle Barbosa, parue en 2013 sur le blog de la revue Citrouille.
Par exemple :
Et maintenant l’interview !
Max et son public
Gaëlle Barbosa : Vous écrivez pour un public jeunesse mais aussi pour les adultes, comment vous adaptez-vous à ces lectorats divers ? Les frontières ados/adultes se réduisent et perdent leur signification. De nombreux ouvrages sont soit doublement exploités par les éditeurs dès leur parution, soit édités plus tard dans une collection de poche destinée aux adultes (je pense à la série Le clan des Otori parue ensuite chez Folio). Dans le cas de Max, dont le sujet est particulièrement dur, comment avez-vous géré cet écart entre le public visé et la difficulté du sujet ? Avez-vous un temps songé à en faire un roman pour les adultes ? Votre éditeur vous a t’il imposé des modifications ou accepté votre texte sans réserve ?
Sarah Cohen-Scali : Je ne me soucie jamais, lorsque j’écris, du public visé, je me laisse porter par une histoire et les personnages qui la vivent, je m’immerge dans un univers. Mon premier lecteur (et juge) n’est autre que moi-même, je dois aimer mon histoire, je dois aimer mes personnages pour pouvoir poursuivre, rien n’interfère à ce stade, aucune considération d’âge, de collection, etc. Toutes ces questions se posent une fois le roman terminé.
Gaëlle Barbosa : Nombreux sont vos ouvrages à être étudiés en classe, je pense par exemple à Rimbaud le voleur de feu et Mauvais sangs, pensez-vous que Max le sera un jour ?
Sarah Cohen-Scali : Je rectifie: mes ouvrages étudiés en classe ne sont pas nombreux, loin de là. De fait, vous avez cité les deux titres qui le sont, auxquels il faut ajouter un roman pour les tout jeunes lecteurs de primaire et une anthologie de nouvelles sur les vampires.
Max et l’Histoire
«C’est la merde.
Gaëlle Barbosa : J’ai lu que dans votre production, votre roman préféré est toujours le dernier et que vous aviez du mal à écrire autre chose que du policier et du fantastique, et que par ailleurs vous vous inspiriez rarement de faits réels. Max est donc bien différent de vos habitudes, est-il quand même votre préféré ?
Sarah Cohen-Scali : Max a créé une rupture totale avec mes habitudes, jamais je n’avais écrit de roman historique auparavant. Il n’en demeure pas moins que Max est de loin, de très loin, mon préféré dans ma production. J’ai encore du mal, aujourd’hui, à me séparer de «sa voix» pour écrire autre chose.
Gaëlle Barbosa : La seconde guerre mondiale est un incroyable vivier pour les auteurs jeunesse, mais je crois que personne avant vous n’avait traité du Lebensborn. Comment avez-vous eu l’idée de ce sujet et comment avez-vous mené vos recherches ? Avez-vous pu rencontrer des adultes nés de ce programme ?
Sarah Cohen-Scali : Au départ, c’est Thierry Lefèvre (que je remercie à la fin de Max car il a été à l’origine du projet) qui m’avait demandé d’écrire un roman historique pour sa collection chez Gulfstream. Il me laissait la liberté de choisir mon époque. J’ai tout de suite choisi la seconde guerre mondiale, puis je me suis longuement interrogée sur la nécessité d’écrire un roman qui aurait pour cadre cette période, qui a déjà tant nourri la littérature. Je ne pouvais le faire qu’à travers un éclairage particulier. J’ai alors pensé au Lebensborn, que je ne connaissais pas en détails. Je n’avais jusque-là lu que quelques lignes à ce sujet dans le magnifique roman de William Styron Le choix de Sophie. Je me suis plongée dès lors dans une période de lectures et de documentation qui a duré environ trois ans ( j’écrivais autre chose parallèlement). Lorsque j’ai bouclé les lectures essentielles, j’étais passionnée et bouleversée par ce que j’avais appris, mais je n’avais toujours pas décidé si oui ou non j’écrirais le roman. J’ai continué à travailler sur le projet que j’avais en cours, et le déclic s’est produit lorsque j’ai eu l’idée d’adopter pour la narration un point de vue interne et de faire parler un bébé. J’ai alors stoppé net tout autre travail et me suis attelée à la rédaction de Max.
Gaëlle Barbosa : Savez-vous si un éditeur allemand a acheté les droits de Max ? Le souhaitez-vous si ce n’est pas encore le cas ?
Sarah Cohen-Scali : Oui, un grand éditeur allemand a acheté les droits de Max, et j’en suis particulièrement heureuse, car on m’avait dit que les allemands n’aimaient pas, en général, les livres écrits par des étrangers traitant de la seconde guerre mondiale, surtout lorsque ceux-ci adoptaient un point de vue interne. C’est donc une belle reconnaissance de mon travail.
Gaëlle Barbosa : Dans les études autour de la lecture et des ados il est flagrant que les jeunes lecteurs choisissent leurs livres en grande partie d’après la couverture. Pour ma part je trouve qu’elle concentre tout à fait l’esprit du roman, subtil mélange d’attraction et de répulsion. On se sent immédiatement attiré par la couleur et intrigué par ce foetus. Puis, l’on découvre qu’il porte cet insigne nazi, ce qui est tout à fait incongru. Ceci interpelle, repousse, dérange. Avez-vous eu votre mot à dire concernant la première de couverture de Max ?
Sarah Cohen-Scali : Avant même de signer le contrat, j’ai exigé un droit de regard sur la couverture. ( J’ai eu trop de déceptions sur nombre de livres, et ce «bébé-là», j’y tenais tout particulièrement, il ne fallait pas que le texte soit trahi par une couverture insipide). J’ai donc exigé que soient présents sur la couverture: l’insigne nazi, les couleurs du drapeau nazi, et un enfant. Comme référence, j’avais en tête la couverture de «L’enfant allemand» de Camilla Läckberg, qui aurait pu convenir parfaitement à Max. Lorsqu’on m’a soumis le projet de ce foetus entravé d’instruments de mesures et portant un brassard barré de l’insigne nazi, le tout avec les couleurs du drapeau nazi, j’ai été enchantée, emballée. On ne pouvait pas faire mieux.
Max et … les reproches
«La conséquence des viols : ça baise partout dans Berlin. Un déchaînement généralisé. Les filles, avec le consentement et la bénédiction de leurs mères, préfèrent se donner à un jeune allemand, n’importe lequel, plutôt qu’être violées par les Ivan bourrés.» (P. 422.)
Gaëlle Barbosa : Nous constatons que votre roman ne fait pas l’unanimité, qu’il y a une réticence à proposer ce livre à des ados y compris de la part de professionnels du livre jeunesse. Certains disent qu’il faut le lire accompagné d’un adulte et bien préciser qu’il s’agit de faits réels ce qui est pourtant tout à fait clair puisque le livre est accompagné de vos explications. On lui reproche aussi un langage cru. Je dis dans mon article quelque chose comme « on n’allait tout de même pas faire sortir des roses de la bouche de tels salauds » Selon-vous ces réactions sont-elles disproportionnées ? En quoi sont-elles justifiées ?
Sarah Cohen-Scali : J’ai dit précédemment que le livre s’adressait davantage aux adultes qu’aux adolescents, tout simplement parce qu’il faut avoir une connaissance historique assez solide de la seconde guerre mondiale pour mieux le comprendre. Donc une lecture accompagnée de ce point de vue là, oui, je pense qu’elle est nécessaire.
Gaëlle Barbosa : En écoutant des confrères libraires, je m’aperçois que se développe un vrai phénomène Max, c’est à dire que les ados en parlent à d’autres en leur disant : « oh la la, ce livre c’est dingue, tu dois le lire ». Qu’il leur laisse une indéniable empreinte. Je constate aussi une chose qui m’amuse beaucoup : pour ceux qui sont « interdits » de Max, le livre circule sous le manteau… Que cela vous inspire t’il ? Imaginiez-vous déclencher de telles réactions chez les adultes comme chez les ados ?
Sarah Cohen-Scali : Non, je ne m’imaginais pas du tout déclencher de telles réactions chez les ados, et d’ailleurs vous m’apprenez cette «circulation sous le manteau» dont je n’étais absolument pas au courant. Pour être tout à fait sincère, je pensais que ce livre trop gros, trop dense, qui parle de cette guerre qui s’est passée il y a si longtemps maintenant pour les jeunes les ennuierait et leur tomberait des mains.
Max et… la gloire ?
Gaëlle Barbosa : Le 14 avril, vous avez reçu le prix Sorcières du Roman Ado. Était-ce votre première nomination ? Ce prix décerné par les libraires de l’ALSJ et les bibliothécaires de l’ABF est le plus reconnu de notre petit microcosme, il reste pourtant peu connu en dehors. Pensez-vous que ce prix rendra votre roman plus visible?
Sarah Cohen-Scali : Oui, c’est la première fois que je suis nominée pour ce prix. Je ne sais pas si le fait d’être lauréate rendra le roman plus visible, je l’espère, car je trouve qu’il ne l’est pas assez, chaque fois que je le cherche en librairie, je ne le trouve pas, et cela me désespère.
Gaëlle Barbosa : Nous regrettons toutes ici la trop faible place accordée à la littérature pour la jeunesse dans les médias. Une simple recherche sur internet avec pour mots clés Max et votre nom ne renvoie qu’à des blogs ou des sites marchands. À une époque où l’on se lamente de la désertion de la lecture de la part des ados, comment interprétez-vous le silence des grands journaux nationaux, des hebdomadaires, des mensuels consacrés à la littérature à propos de votre roman ou de la littérature pour la jeunesse en général ?
Sarah Cohen-Scali : Vous soulevez un débat important. La littérature pour la jeunesse reste, en France, une sous-littérature, ce qui est proprement scandaleux. Les médias la méprisent. Seules font exception les grosses locomotives telles que Harry Potter ou Twilight de Stephenie Meyer. Il faut qu’un livre pour la jeunesse se vende à des milliers d’exemplaires pour que les grands journaux consacrés à la littérature daignent en parler.
Gaëlle Barbosa : Je vous remercie infiniment Sarah !
Max
Sarah Cohen-Scali
Ed. Gallimard Jeunesse
1936 en Bavière, Max est encore un fœtus dans le ventre de sa mère. Mais il s’adresse à nous, lecteur, pour nous raconter son histoire. Totalement imprégné de la doctrine nazie, Max va nous faire découvrir son destin « exceptionnel » de parfait aryen imaginé par le cerveau d’Himmler: la théorie de la race parfaite conçue et élevée dans les « lebensborn » (fontaines de vie). De sa création à sa naissance, de sa petite enfance à la fin de la guerre, nous allons suivre Max dans son parcours étrange et dérangeant. Dérangeant parce que totalement dévoué au nazisme, à la gloire d’Hitler et de ses théories – rien d’autre n’existe, tout autre comportement que celui préconisé est un aveu de faiblesse et doit être éliminé. Mais la rencontre avec Lukas, jeune polonais au physique purement aryen, va déstabiliser Max: comment peut-on lui ressembler autant et être en révolte contre le système? C’est sûrement une farce de Lukas pour le piéger et le dénoncer… Les révélations de l’adolescent vont tout doucement fissurer les convictions si profondément ancrées en Max… Un roman terrible dans lequel, malgré la répulsion instinctive qu’inspire au lecteur le discours de Max, on le « comprend », on s’y attache. Un très beau travail de recherche pour l’auteure sur un sujet inexistant en jeunesse et surtout un récit très fort sur les destins croisés de personnages denses, complexes qui nous font découvrir un aspect méconnu de la seconde Guerre Mondiale. Sarah Cohen-Scali réussit le tour de force de nous permettre de « comprendre » l’ennemi. Un roman émouvant, dur et tendre à la fois.