L’oreille, lieu du tactile – par Daniel Deshays, preneur de son pour Gallimard et Didier jeunesse, à l’invitation de la librairie Comptines de Bordeaux


Comment mettre les histoires en musique ? Daniel Deshays nous explique qu’en matière d’accompagnement sonore, l’amateurisme n’est pas de mise. Chacune des composantes en jeu, texte, musique ou sons, doit être choisie non pour elle-même, mais pour leur complémentarité, au regard de l’ensemble du projet. [Un article paru en 2007, à l’initiative de la librairie Comptines de Bordeaux]

Il existe, sur le marché français du disque pour la jeunesse, une grande diversité de formes de réalisation sonore. Certaines productions optent pour le réalisme « acoustique », d’autres pour des formes plus construites, voire « traitées ». Elles miment la diversité des formes musicales pour ados ; les éditeurs veillent attentivement, années après années, à suivre l’évolution des modes. Cette attitude, sans être purement mercantile, est prise par un petit marché qui tente de séduire les goûts de jeunes parents, pour agrandir leur trop maigre public. On ne saurait leur reprocher. On peut regretter qu’ils s’en tiennent là. Les références vont du hip-hop à la chanson française, de la danse au rock, de la pop à la musique classique. L’enregistrement de disques pour la jeunesse a rarement recours à une démarche de prise de son et de réalisation qui lui soit propre ; c’est du moins ce que les productions rencontrées sur le marché nous indiquent. Quel éditeur prendra le risque (en est-ce un ?) de valoriser, dans cet espace du marché, la création sonore ? On attend les candidats… Il semble que si l’invention a su se développer dans le dessin d’illustration, le son reste le lieu de la convention. Comme au cinéma, c’est la stabilité du son qui permet la liberté de l’image. Si l’on observe l’attention portée à la qualité sonore des productions actuelles, il n’y a rien d’exagéré à dire qu’elles s’en tiennent à du « professionnalisme ». Il faut dire que, dans le reste de l’édition, la création sonore n’est pas non plus très présente…
Mais le professionnalisme devrait savoir se tenir à la croisée de la technique et de la production. Ainsi, un poste reste à pourvoir : celui de réalisateur. A la condition bien sûr : qu’il n’en porte pas que le nom ! Quelle que soit la forme choisie, la réalisation doit travailler la justesse des liens unissant forme et contenu. La fragilité du sonore est immense. Et le son doit prendre garde à ses bornes : entre la nuisance du bruit et la délicatesse du ténu. Tout projet doit rester simple : comme pour l’image, il doit s’éclairer par son dépouillement. Chacune des composantes en jeu, texte, musique ou sons, doit être choisi non pour elle-même, mais pour leur complémentarité, au regard de l’ensemble du projet. Cela suppose, dans la direction du jeu d’acteur, dans l’interprétation des musiques et dans l’assemblage des sons, une grande vigilance à l’égard des timbres, des allures et des densités.  Paradoxalement, la distribution, qui est le centre des productions, se trouve rarement déterminée par l’adéquation du timbre d’une voix au projet. Tout au contraire, l’acteur est le plus souvent choisi pour sa notoriété ; une star fait plus vendre qu’un simple comédien, même mieux adapté au rôle. La recherche d’un nom prend souvent la place de la pertinence d’un choix ; il est nécessaire d’équilibrer les deux.  Enfin, tout projet se construit comme une mise en scène : le flux, le rythme est le moteur de l’ensemble. La réécoute à laquelle les disques sont soumis contraint à la précision ; cette règle vaut autant pour le son que pour le texte. Car tout sera réentendu, tout fera trace dans la mémoire. 

«Le son enregistré va développer chez l’enfant non une bibliothèque de signes, elle est acquise dans le réel, mais un dispositif d’échange du sensible. Ainsi, il est indispensable d’apporter le grand soin à la mise en œuvre de ces histoires.»

Chaque son, chaque situation se constitue, bien sûr, avec la volonté de fabriquer de la justesse, de l’humour et de la pertinence. Je me souviens des séances de bruitage effectuées pour la série « Coco » de Gallimard Jeunesse. Pour cela, l’acoustique du lieu, la distance au micro, le choix des objets étaient les variables nécessaires à la rigueur de la forme. Dans un autre style, les bruitages du disque « Les amoureux du p’tit moulin » de Didier Jeunesse, étaient effectués par les comédiennes elles-mêmes, dans le cours même de l’enregistrement du récit. Elles trouvent leur justesse par leur nature d’esquisse, inscrite en synchronisme à la parole. Chaque projet appelle à penser sa spécificité de forme. Dans tous les cas, les sons utilisés ne peuvent être prélevé de sonothèques, ils doivent être fabriqués pour chaque projet, car leur pouvoir est lié à la justesse dont ils font preuve dans chaque situation. Ils sont spécifiques d’une action, répondent à une parole et à un geste : ils ouvrent à l’imaginaire. En effet, ce qui apparaît derrière ces sons, ce sont les gestes qui les effectuent. Ils sont des liens corporels unissant acteur et auditeur. Ce qui est entendu est du mouvement engagé dans des intentions, c’est-à-dire des corps présents devant les micros. Ils jouent pour des êtres à l’écoute. Le geste construit la relation, elle transparaît dans la nature même du son. Il y a donc, à l’endroit qui semble être le simple lieu de l’illustration et de la création ordinaire d’images sonores, un véritable lieu de dialogue, un espace partagé du sensible. Ce qui se produit le plus discrètement rentre le plus directement dans l’oreille. Le son passe toujours hors de toute conscience. 
En extrapolant, on pourrait faire remarquer que, ce qui est essentiel dans la production vocale du récit, c’est également le geste qui se tient dans l’élocution, celui qui enveloppe et module la parole. Parler est un geste. On voit ici que ce n’est pas le ton comme on le dit naïvement, ni même l’interprétation du sens, qui arrive le plus directement et le plus profondément. Les conditions du contact entre les êtres, le lien des corps, de l’orateur et de l’auditeur s’organisent de part et d’autre de la fine peau du tympan. Le sonore se constitue ainsi en objet qui « touche ». Si l’oreille est le lieu du contact, il apparaît ici comme un lieu du tactile. Il faudrait ajouter que ce qui s’y joue a à faire avec le tact.  La petite enfance, de tout être au monde, est l’âge de la mémorisation des fondamentaux sonores. Le son enregistré va développer chez l’enfant non une bibliothèque de signes, elle est acquise dans le réel, mais un dispositif d’échange du sensible. Ainsi, il est indispensable d’apporter le grand soin à la mise en œuvre de ces histoires. Celles-ci sont des objets complexes et leur écoute ne se constitue pas seulement dans la réception du sens.  Elle est le lieu d’apprentissage de la relation : celle qui s’inscrit au creux de chaque geste sonore adressé. Là où l’on croit percevoir la production de sons se tient en fait l’échange de gestes qui déterminent des liens.
Daniel Deshays.  décembre 2007
Après des études de théâtre et de cinéma au cours desquelles il s’intéresse déjà au rôle de la musique, Daniel Deshays, né en 1950, entame une carrière d’ingénieur du son et de réalisateur sonoredans de multiples domaines : cinéma, télévision, disque, théâtre, danse, arts visuels… Responsable du département son de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (qu’il a créé) et de l’Ecole nationale des arts et techniques du théâtre de Lyon, il poursuit par ailleurs ses recherches théoriques. Son dernier livre, Pour une écriture du son, a paru en 2006 aux éditions Klincksieck.