Des comptines à l’opéra – par Michèle Moreau, à l’invitation de la librairie L’Oiseau-Lire d’Evreux

Michèle Moreau évoque son parcours personnel et professionnel, qui l’a conduit des comptines de son enfance aux opéras qu’elle a eu à coeur de raconter à ses filles, des comptines de sa cour d’école à celles qu’elle édite aujourd’hui en albums CD. Un témoignage écrit à l’invitation de la librairie L’Oiseau Lire d’Evreux, paru en 2007 dans Citrouille
Je crois que la musique m’a toujours nourrie. C’est un peu paradoxal de dire cela, car il n’y avait pas de disques à la maison… Je me souviens de l’arrivée du tourne-disque avec le premier 45 tours acheté par mon père : Joan Baez chantant Sacco et Vanzetti ! Je devais avoir 10 ans passés. Un seul instrument, le saxo de mon père, celui dont il jouait jeune homme à la fanfare de Beaufort-en-vallée, était bien caché dans son étui et il ne nous le sortait que pour une démonstration annuelle et exceptionnelle ! Alors, cette musique qui me nourrissait, c’était celle des comptines, des chansons populaires, celle qui passe par les voix. Elles m’ont raconté le monde et se sont inscrites profondément dans ma mémoire, en lien avec ceux et celles qui me les ont chantées. Le répertoire de ma mère n’était pas le même que celui de mon père, de mes grands-mères, de chacun de mes oncles et tantes, lors des fêtes de famille, par exemple. La chanson occupait alors une grande place… Je me souviens aussi, qu’enfant, je m’inventais des mondes autour d’un bout de phrase, sans queue ni tête, que je répétais à l’envie et que je me bricolais ainsi des comptines. J’adorais bien sûr jouer à tous ces jeux chantés qu’on partageait entre filles jusqu’à la fin de l’école primaire. Les histoires qui s’y disent sont fortes de drames, de cocasserie, aussi et les images et rêveries pouvaient se déployer sans jamais me lasser.


Des comptines aux opéras. Sur le plan éditorial aussi, mon premier champ d’exploration s’est construit autour des comptines et chansons traditionnelles. C’est un hasard, une grande chance pour moi qui m’y sentais en terre d’enfance, privilégiée. L’émotion que j’ai eue à travailler sur le dossier des « petits lascars », m’a semblée de nature universelle. J’ai eu envie de la faire partager, en allant d’abord à la rencontre des répertoires de nos voisins européens. Ce fut la naissance de la collection « Les petits cousins ». Puis de la collection « Comptines du monde », pour proposer à tous les enfants issus de l’immigration un lien avec leur culture d’origine, avec la langue de leurs parents, de leurs proches… En puisant à cette source qui m’était familière, je me suis formée petit à petit sur le plan musical et personnel. Très concrètement, simplement, en suivant des formations, en m’inscrivant à une première chorale, en commençant à prendre des cours de chant… Je me suis intéressée avec d’autres amis, amateurs, à l’opéra, à la musique baroque, etc. C’est formidable, ces passions qui peuvent naître autour de la pratique musicale… Bien sûr, j’ai eu à cœur de les transmettre  à mes filles… Je leur racontais les grands opéras : La Flûte enchantée, Madame Butterfly, etc. Et ce n’était pas toujours chose facile, tant les livrets sont alambiqués… 

Des livres au service de la musique. De ces expériences, de spectacles, de concerts, d’échanges avec des musiciens, sont nées de nombreuses idées, de nombreux désirs. Le désir de faire découvrir le grand répertoire classique au plus grand nombre, à ceux mêmes qui n’y auraient pas accès… La musique classique, la « grande musique », comme on disait lorsque j’étais petite, est bien souvent réservée à une élite. Le livre permet d’ouvrir des portes que le disque ne saurait faire seul. La séduction des images joue un grand rôle certes, mais aussi  et surtout le livre raconte, met en scène, il redonne une dimension narrative à la musique. Certaines œuvres font moins peur, associées à des mots évocateurs d’imaginaire, à des histoires porteuses de sens, à des images qui portent la rêverie.  Ainsi, j’ai demandé à Jean-Pierre Kerloc’h de raconter La Flûte enchantée à la manière d’un conte qui pourrait commencer par ces mots : « Il était une fois un prince, qui était parti très loin de chez lui. Un beau jour, il débarque dans une contrée menaçante et se fait attaquer par un énorme serpent… » Je souhaitais que le texte s’affranchisse du livret. Je voulais que l’histoire fonctionne, en tant que telle ! Les extraits musicaux, et rien qu’eux, sur le disque viendraient en contrepoint, car la musique de Mozart doit pouvoir s’écouter, seule. C’est ainsi que nous avons travaillé. 
Pour les enfants et les adultes. Je peux avoir une idée très précise d’un projet dès le départ, mais pas toujours. Je suis en constant dialogue avec les auteurs et les musiciens ; j’encourage fortement les auteurs à manquer de respect, parfois, à sortir des cadres convenus, en tout cas.  Je me laisse guider par la musique que j’aime et que j’ai envie de partager. L’idée qu’il existerait un répertoire réservé aux enfants m’est inconnue. J’ai moi-même découvert fort tardivement Pierre et le loup : j’avais 30 ans et j’en ai éprouvé un très grand plaisir, un plaisir d’adulte, un plaisir d’enfant… La musique mise en scène dans un livre-disque doit savoir parler autant aux enfants qu’aux adultes. Par vocation, ce sont des objets culturels universels. Pour Satie, c’est encore l’observation de mes filles qui m’a guidée. La plus jeune avait abandonné les cours de piano très tôt. Elle y est revenue plusieurs années plus tard d’elle-même, avec les partitions des gymnopédies. Du coup, je les ai écoutées d’une autre oreille, je me suis dit qu’il fallait que leur attrait soit fort pour qu’une petite fille ait envie de les jouer, seule…  
Des oeuvres d’illustrateurs. Livre et disque doivent agir en inter-relation, ils sont complémentaires. Le livre est un magnifique support de mise en scène. Il nous offre un espace, qui se déroule de page en page alors que le disque s’inscrit dans une durée. Les  livres-disques  doivent être  de beaux livres  que l’on a envie d’ouvrir, de feuilleter, de lire, avant de sortir le disque et de l’écouter. D’où la grande importance  que nous accordons au choix des illustrateurs.  Il s’agit de faire entrer en résonance un univers musical et un univers artistique. Chacun de ces choix, loin d’être complètement rationnel, naît de rencontres, d’échanges, de désirs partagés. Ce sont bien plus que des livres de commande : avec, Emmanuelle Painvin, la directrice artistique, nous cherchons des illustrateurs qui seront en affinité avec le projet. Eric Battut est un peintre des émotions et du paysage, qui plus est, il est pianiste, son Pierre et le loup est comme une partition, quelques traits, que la couleur révèle… Elodie Nouhen alterne les livres légers et les sujets plus graves. Satie est un personnage qui ne pouvait que la séduire…  L’on peut traduire aussi la modernité d’un propos par le choix de l’illustrateur : notre Roméo et Juliette, raconté dans une langue riche, peine de verve et avec fougue par Valérie de la Rochefoucault, est porté par les tableaux colorés et déstructurés de Laurent Corvaisier, par exemple. Le Moyen-Age du chevalierGuigamor peint par Judith Gueyffier retrouve des accents orientalistes, son art de mêler miniatures, grandes scènes colorées et dessins discrets au trait en donnent une vision nouvelle, contemporaine. 
Je ne voudrais pas conclure sans évoquer le travail des graphistes, essentiel, pour la mise en valeur de l’ensemble. Un livre-disque est toujours le fruit du travail d’une équipe, nombreuse, passionnée, comme dans le spectacle ! C’est d’ailleurs un véritable bonheur de voir certains de ces projets prendre le chemin de la scène aujourd’hui, comme « La Boîte à joujoux », par exemple, à l’Opéra Comique, à Paris, avec la même équipe que celle du livre-disque, Natalie Dessay, l’ensemble Agora, et les superbes illustrations de Régis Lejonc en toile de fond…
Michèle Moreau